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LE DISCOURS DE CLERMONT


Version de Robert le Moine

Hommes français, hommes d'au-delà des montagnes, nations, ainsi qu'on le voit briller dans vos oeuvres, choisies et chéries de Dieu, et séparées des autres peuples de l'univers, tant par la situation de votre territoire que par la foi catholique et l'honneur que vous rendez à la sainte Église, c'est à vous que nous adressons nos paroles, c'est vers vous que se dirigent nos exhortations: nous voulons vous faire connaître quelle cause douloureuse nous a amené dans vos pays, comment nous y avons été attiré par vos besoins et ceux de tous les fidèles. Des confins de Jérusalem et de la ville de Constantinople nous sont parvenus de tristes récits: souvent déjà nos oreilles en avaient été frappées; des peuples du royaume des Persans, nation maudite, nation entièrement étrangère à Dieu, race qui n'a point confié son esprit au Seigneur, a envahi en ces contrées les terres des chrétiens, les a dévastées par le fer, le pillage, l'incendie, a emmené une partie d'entre eux captifs dans son pays, en a mis d'autres misérablement à mort, a renversé de fond en comble les églises de Dieu, ou les a fait servir aux cérémonies de son culte; ces hommes renversent les autels après les avoir souillés de leurs impuretés; ils circoncisent les chrétiens, et font couler le sang des circoncis ou sur les autels, ou dans les vases baptismaux; ceux qu'ils veulent faire périr d'une mort honteuse, ils leur percent le nombril, en font sortir l'extrémité des intestins, la lient à un pieu; puis, à coups de fouet, les obligent de courir autour jusqu'à ce que, leurs entrailles sortant de leur corps, ils tombent à terre, privés de vie. D'autres attachés à un poteau, sont percés de flèches; à quelques autres, ils font tendre le cou, et, se jetant sur eux, le glaive à la main, s'exercent à le trancher d'un seul coup. Que dirai-je de l'abominable pollution des femmes? il serait plus fâcheux d'en parler que de s'en taire. Ils ont démembré l'empire grec, et en ont soumis à leur domination un espace qu'on ne pourrait traverser en deux mois de voyage. À qui donc appartient-il de les punir et de leur arracher ce qu'ils ont envahi, si ce n'est à vous, à qui le Seigneur a accordé par-dessus toutes les autres nations l'insigne gloire des armes, la grandeur de l'âme, l'agilité du corps et la force d'abaisser la tête de ceux qui vous résistent?

Que vos coeurs s'émeuvent et que vos âmes s'excitent au courage par les faits de vos ancêtres, la vertu et la grandeur du roi Charlemagne et de son fils Louis, et de vos autres rois, qui ont détruit la domination des Turcs et étendu dans leur pays l'empire de la sainte Église. Soyez touchés surtout en faveur du saint sépulcre de Jésus-Christ, notre sauveur, possédé par des peuples immondes, et des saints lieux qu'ils déshonorent et souillent avec irrévérence de leurs impuretés. O très courageux chevaliers, postérité sortie de pères invincibles, ne dégénérez point, mais rappelez-vous les vertus de vos ancêtres; que si vous vous sentez retenus par le cher amour de vos enfants, de vos parents, de vos femmes, remettez-vous en mémoire ce que dit le Seigneur dans son Évangile: " Qui aime son père et sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi. Quiconque abandonnera pour mon nom sa maison, ou ses frères, ou ses soeurs, ou son père, ou sa mère, sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, en recevra le centuple, et aura pour héritage la vie éternelle." Ne vous laissez retenir par aucun souci pour vos propriétés et les affaires de votre famille, car cette terre que vous habitez, renfermée entre les eaux de la mer et les hauteurs des montagnes, tient à l'étroit votre nombreuse population; elle n'abonde pas en richesses, et fournit à peine à la nourriture de ceux qui la cultivent: de là vient que vous vous déchirez et dévorez à l'envi, que vous élevez des guerres , et que plusieurs périssent par de mutuelles blessures. Éteignez donc entre vous toute haine, que les querelles se taisent, que les guerres s'apaisent, et que toute l'aigreur de vos dissensions s'assoupisse. Prenez la route du saint sépulcre, arrachez ce pays des mains de ces peuples abominables, et soumettez-le à votre puissance. Dieu a donné à Israël en propriété cette terre dont l'Écriture dit " qu'il y coule du lait et du miel ".

Jérusalem en est le centre, son territoire, fertile par-dessus tous les autres, offre pour ainsi dire les délices d'un autre paradis: le Rédempteur du genre humain l'a illustré par sa venue, honoré de sa résidence, consacré par sa Passion, racheté par sa mort, signalé par sa sépulture. Cette cité royale, située au milieu du monde, maintenant tenue captive par ses ennemis, est réduite en la servitude de nations ignorantes de la loi de Dieu; elle vous demande donc et souhaite sa délivrance, et ne cesse de vous implorer pour que vous veniez à son secours. C'est de vous surtout qu'elle attend de l'aide, parce qu'ainsi que nous vous l'avons dit Dieu vous a accordé, par-dessus toutes les nations, l'insigne gloire des armes: prenez donc cette route, en rémission de vos péchés, et partez assurés de la gloire impérissable qui vous attend dans le royaume des cieux.

Le pape Urbain ayant prononcé ce discours plein d'urbanité et plusieurs autres du même genre, unit en un même sentiment tous ceux qui se trouvaient présents, tellement qu'ils s'écrièrent tous: Dieu le veut! Dieu le veut! Ce qu'ayant entendu le vénérable pontife de Rome, il rendit grâces à Dieu, les yeux élevés au ciel, et, de la main demandant le silence, dit: " Très chers frères, aujourd'hui se manifeste en vous ce que le Seigneur a dit dans son Évangile: Lorsque deux ou trois seront assemblés en mon nom, je serai au milieu d'eux. Car si le Seigneur Dieu n'eût point été dans vos âmes, vous n'eussiez pas tous prononcé une même parole: et en effet, quoique cette parole soit partie d'un grand nombre de bouches, elle n'a eu qu'un même principe; c'est pourquoi je dis que Dieu même l'a prononcée par vous, car c'est lui qui l'avait mise dans votre sein. Qu'elle soit donc dans les combats votre cri de guerre, car cette parole est issue de Dieu: lorsque vous vous élancerez avec une belliqueuse impétuosité contre vos ennemis, que dans l'armée du Seigneur se fasse entendre généralement ce seul cri: Dieu le veut! Dieu le veut! Nous n'ordonnons ni ne conseillons ce voyage ni aux vieillards, ni aux faibles, ni à ceux qui ne sont pas propres aux armes; que cette route ne soit point prise par les femmes sans leurs maris ou sans leurs frères, ou sans leurs garants légitimes, car de telles personnes sont un embarras plutôt qu'un secours, et deviennent plus à charge qu'utiles. Que les riches aident les pauvres, et emmènent avec eux, à leurs frais, des hommes propres à la guerre; il n'est permis ni aux prêtres ni aux clercs, quel que puisse être leur ordre, de partir sans le congé de leur évêque, car s'ils y allaient sans ce congé, le voyage leur serait inutile; aucun laïc ne devra sagement se mettre en route, si ce n'est avec la bénédiction de son pasteur; quiconque aura donc volonté d'entreprendre ce saint pèlerinage, en prendra l'engagement envers Dieu, et se dévouera en sacrifice comme une hostie vivante, sainte et agréable à Dieu; qu'il porte le signe de la croix du Seigneur sur son front ou sur sa poitrine; que celui qui, en accomplissement de son voeu, voudra se mettre en marche, la place derrière lui entre ses épaules; il accomplira par cette double action le précepte du Seigneur, qui a enseigné dans son Évangile: " Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi. ".

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 195-199.

Brièvement, ce qui ressort le plus de la version de Robert le Moine est que Dieu a choisi les Français pour accomplir son projet, soit de délivrer Jérusalem des Turcs. Ainsi, l'auteur ne cesse de glorifier les Français tout au long du discours. Aussi, il met l'emphase sur les cruautés et les outrages subis par les chrétiens orientaux et les églises. Un autre point significatif, il mentionne l'étroitesse des terres, le problème de surpopulation qui dégénère dans des guerres intestines entre eux. De plus, il fait allusion à la fertilité de la Palestine et exhorte les Français de soumettre le pays et de délivrer la ville sainte. D'ailleurs, il précise que le voyage était conseillé pour des combattants seulement, des hommes aptes au combat. La papauté voulait une armée, pas des bandes de pèlerins non armés. Il nous donne aussi l'origine du fameux cri de guerre " Dieu le veut " et du port de la croix sur le vêtement. Par contre, il évoque très rapidement que ceux qui prennent la route, auront leurs péchés pardonnés et de partir assurés de la gloire qui les attend dans le royaume des cieux.


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Version de Foucher de Chartres

Vous venez, dit-il, enfants du Seigneur, de lui jurer de veiller fidèlement, et avec plus de fermeté que vous ne l'avez fait jusqu'ici, au maintien de la paix parmi vous, et à la conservation des droits de l'Église. Ce n'est pas encore assez; une oeuvre utile est encore à faire; maintenant que vous voilà fortifiés par la correction du Seigneur, vous devez consacrer tous les efforts de votre zèle à une autre affaire, qui n'est pas moins la vôtre que celle de Dieu. Il est urgent, en effet, que vous vous hâtiez de marcher au secours de vos frères qui habitent en Orient, et ont grand besoin de l'aide que vous leur avez, tant de fois déjà, promise hautement. Les Turcs et les Arabes se sont précipités sur eux, ainsi que plusieurs d'entre vous l'ont certainement entendu raconter, et ont envahi les frontières de la Romanie, jusqu'à cet endroit de la mer Méditerranée, qu'on appelle le bras de Saint-Georges, étendant de plus en plus leurs conquêtes sur les terres des Chrétiens, sept fois déjà ils ont vaincu ceux-ci dans des batailles, en ont pris ou tué grand nombre, ont renversé de fond en comble les églises, et ravagé tout le pays soumis à la domination chrétienne. Que si vous souffrez qu'ils commettent quelque temps encore et impunément de pareils excès, ils porteront leurs ravages plus loin, et écraseront une foule de fidèles serviteurs de Dieu.

C'est pourquoi je vous avertis et vous conjure, non en mon nom, mais au nom du Seigneur, vous les hérauts du Christ, d'engager par de fréquentes proclamations les Francs de tout rang, gens de pied et chevaliers, pauvres et riches, à s'empresser de secourir les adorateurs Christ, pendant qu'il en est encore temps, et de chasser loin des régions soumises à notre foi la race impie des dévastateurs. Cela, je le dis à ceux de vous qui sont présents ici, je vais le mander aux absents; mais c'est le Christ qui l'ordonne. Quant à ceux qui partiront pour cette guerre sainte, s'ils perdent la vie, soit pendant la route sur terre, soit en traversant les mers, soit en combattant les idolâtres, tous leurs péchés leur seront remis à l'heure même; cette faveur si précieuse, je la leur accorde en vertu de l'autorité dont je suis investi par Dieu même. Quelle honte ne serait-ce pas pour nous si cette race infidèle si justement méprisée, dégénérée de la dignité d'homme, et vile esclave du démon, l'emportait sur le peuple élu du Dieu tout-puissant, ce peuple qui a reçu la lumière de la vrai foi, et sur qui le nom du Christ répand une si grande splendeur! Combien de cruels reproches ne nous ferait pas le Seigneur, si vous ne secouriez pas ceux qui, comme nous, ont la gloire de professer la religion du Christ? Qu'ils marchent, dit encore le pape en finissant, contre les infidèles, et terminent par la victoire une lutte qui depuis longtemps déjà devrait être commencée, ces hommes qui jusqu'à présent ont eu la criminelle habitude de se livrer à des guerres intérieures contres les fidèles; qu'ils deviennent de véritables chevaliers, ceux qui si longtemps n'ont été que des pillards; qu'ils combattent maintenant, comme il est juste, contre les barbares, ceux qui autrefois tournaient leurs armes contre des frères d'un même sang qu'eux; qu'ils recherchent des récompenses éternelles, ces gens qui pendant tant d'années ont vendu leurs services comme des mercenaires pour une misérable paie; qu'ils travaillent à acquérir une double gloire ceux qui naguère bravaient tant de fatigues, au détriment de leur corps et de leur âme. Qu'ajouterai-je de plus? D'un côté seront les misérables privés des vrais biens, de l'autre des hommes comblés des vrais richesses; d'une part combattront les ennemis du Seigneur, de l'autre ses amis. Que rien donc ne retarde le départ de ceux qui marcheront à cette expédition; qu'ils afferment leurs terres, rassemblent tout l'argent nécessaire à leurs dépenses, et qu'aussitôt que l'hiver aura cessé, pour faire place au printemps, ils se mettent en route sous la conduite du Seigneur.

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 204-206.

Brièvement, nous pouvons voir que Foucher omet complètement de mentionner la nécessité de délivrer le saint sépulcre et la ville de Jérusalem. L'auteur participa à la croisade, mais il accompagna Baudouin de Boulogne à Édesse, ne prenant pas part à la prise de ville par les croisés, ce qui pourrait expliquer cet oubli. Par contre, il ne cesse de répéter à plusieurs reprises le besoin de secourir les chrétiens orientaux. Aussi, il évoque le besoin de gens de pied et de chevaliers, ainsi qu'il déplore les différentes guerres internes entre chrétiens. Le temps pour le départ est donné par Foucher, au printemps, après s'être assuré des préparations nécessaires. Un détail très intéressant que l'auteur nous explique, c'est la rémission des péchés immédiate pour ceux qui perdront la vie pendant le voyage ou au combat que le pape accorda.


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Version de Guibert de Nogent

If some of the churches scattered throughout the world deserve more reverence than others on account of the people and places associated with them-I say on account of people, because the greater privileges are inherited by those places where apostles had their sees; on account of places, because the same dignity is awarded to royal towns such as the city of Constantinople as to kings-then we should give the greatest honour to the church of that city from which we have received the grace of redemption and the source of all Christianity. If what the Lord said remains true, that salvation is of the Jews, and if it is still true that the Lord of Hosts left us seed lest we should be as Sodom and become like unto Gomorrah- and our seed is Christ, in whom is salvation and the blessing of all nations-the land itself and the city in which Christ lived and suffered are known to be holy on the evidence of scripture. If, indeed, one reads in the sacred and prophetic writings that this land was the inheritance and the holy temple of God before the Lord walked and appeared there, how much more holy and worthy of reverence must we consider it became when the God of majesty was incarnate there, was nurtured, grew up and in his physical nature walked and travelled from place to place? And so as to be suitably brief about all the things that could be told at great length, what veneration do we consider to be fitting for the place where the blood of the Son of God, holier than heaven or earth, poured out and where his body, dead to the fearful elements, rested in the grave? If when Our Lord himself had recently been killed and the city was still in the hands of the Jews it was called holy by the evangelist when he said, Many bodies of the saints that had slept arose and came into the Holy City and appeared to many, and it was said by the prophet Isaiah, his sepulchre shall be glorious, no subsequent evil can remove that same holiness, since it has been imparted to the city by God himself, the sanctifier, by his own action. In the same way nothing can be taken from the glory of his Sepulchre.

You, dearest brothers, must take the greatest pains to try to ensure that the holiness of that city and the glory of his Sepulchre will be cleansed, for the gentiles by their presence continually sully them in so far as they can. And you will achieve this if you desire to approach the author of that sanctity and glory, if you love those things which are left on earth as traces of his footsteps and if you seek them with God going before you and with God fighting for you. If the Maccabees in the days of old were renowned for their piety because they fought for the sacred rituals and the Temple, then you too, Christian soldiers, may justly defend the freedom of the fatherland by the exercise of arms. If you consider that you ought to tahe great pains to make a pilgrimage to the graves of the apostles [in Rome] or to the shrines of any other saints, what expense of spirit can you refuse in order to rescue, and make a pilgrimage to, the cross, the blood, the Sepulchre? Until now you have fought unjust wars: you have often savagely brandished your spears at each other in mutual carnage only out of greed and pride, for which you deserve eternal destruction and the certain ruin of damnation! Now we are proposing that you should fight wars which contain the glorious reward of martyrdom, in which you can gain the title of present and eternal glory. Just suppose that Christ had never died, nor was buried, nor had lived at any time in Jerusalem. If none of these things had in fact occured you ought still to be moved to help the land and the city by this thought alone: that the law will come out of Zion and the word of the Lord from Jerusalem. If it is true that we derive the whole of our Christian teaching from the fountain of Jerusalem, the hearts of all Catholics should be moved by the streams which spread through the whole world to remember sagaciously the debt they owe to a spring so bounteous. If unto the place from whence the rivers come they return, to flow again, according to the word of Solomon, you ought to think it a glorious thing to cleanse again that place from which it was ordained that you should receive the cleansing power of baptism and the testament of faith.

And you must consider with the most full deliberation this: if, with God acting through you, the mother church of all churches herself with your co-operation flourishes anew in the furtherance of the Christian faith, does God wish some regions of the East to be restored to the faith against the approaching times of Antichrist? For it is clear that Antichrist will wage war not against Jews nor against gentiles, but, according to the etymology of his name, he will attack Christians. And if the Antichrist finds no Christians there, just as today when it is thought that there is scarcely a single one in that place, there will be no one to resist him nor any whom he may rightly attack. According to Daniel, and to Jerome his interpreter, he will pitch his tents on the Mount of Olives and it is certain that, according to St Paul, he will sit in Jerusalem in the Temple of God, as if he were God, and, according to the same prophet Daniel, there is no doubt at all that he will kill three kings, those of Egypt, Africa and Ethiopia, before all others for their Christian faith. This cannot possibly come to pass unless Christianity will take the place of paganism. If, therefore, you stir yourselves to the exercise of holy battles, so that you may repay Jerusalem the debt you owe her for the grace which she has lent you-it is from her that you have received the first implantations of the knowledge of God-and so that through you the Catholic name, which will resist the perfidy of Antichrist and the Antichristians, may be spread, who cannot but infer that God, who surpasses the hope of all in the superabundance of his power, will burn up through your spark such thickets of paganism that he will spread the rudiments of his law throughout Egypt, Africa and Ethiopia, which are withdrawn from the communion of our belief? And will the man of sin, the son of perdition find any other rebels? See, the evangelist cries, Jerusalem must be trodden down by the gentiles till the times of the nations be fulfilled. The times of the nations can be understood in two ways. Either they have dominated the Christians at their pleasure and have pursued the wallowings of all their filthy ways according to their lusts, and in all these things nothing has stopped them; for those who get their own way in all things are said to have their time, as in this: my time has not yet come: but your time is always ready; from which it is usual to say to the lustful, " You have your time now". Or, on the other hand, the times of the nations means the fulfilment of the gentiles who will enter by stealth before Israel is saved. Dearest brethren, these times will perhaps only be fulfilled when through you, with God working with you, the powers of the pagans will be thrust back. And the end of the world is already near, although the gentiles have not been converted to the Lord: according to the apostle Paul there must be a revolt from the faith. But first before the coming of Antichrist a renewal of the Christian empire in those regions is necessary according to the prophecies, either by means of you or by means of those whom God chooses, so that the head of all the evil ones, who will sit on the throne of the kingdom in that place, should discover some support of the faith against which he may fight. Consider that perhaps the almighty has provided you for this task, so that through you he may restore Jerusalem from so great an abuse. Think, I beseech you, of the hearts giving birth to such rejoicing when we see the Holy City revived by your assistance and the prophetic, nay rather divine, predictions fulfilled in our own times. May what the same Lord said to the Church stir your memory. I will bring, he said, thy seed from the East and gather thee from the West. God has led our seed from the East , because in two ways that eastern province gave us the early growth of the Church. But, because we think it can be done through you with God's help, he gathers the Church together from the West when he restores the ruins of Jerusalem by means of those who came last to the tenets of the faith: that is to say westerners.

If the sayings of scripture do not stir you, nor our warnings penetrate your minds, at least the great misery of those who wish to visit the Holy Places should excite you. Consider those who go on pilgrimage and travel across the Mediterranean. How many payments, how much violence are the richer subjected to, being forced to pay tolls for almost every mile they go and taxes; at which city gates, entrances of churches and temples they have to pay fees; how they have to journey from one place to the next, accused of having done something; how it is the habit of the governors of the gentiles to force them savagely with blows to pay for their release when they have refused to pay a bribe! What shall we say of those who, quite penniless, putting their faith in naked poverty, seem to have nothing to lose but their bodies and undertake this pilgrimage? Non-existent money is exacted from them by intolerable tortures, the hard skin on their heels being cut open and peeled back to investigate whether perhaps they have inserted something under it. The cruelty of these impious men goes even to the length that, thinking the wretches have eaten gold or silver, they either put scammony in their drink and force them to vomit or void their vitals, or-and this is unspeakable-they stretch asunder the coverings of all their intestines after ripping open their stomachs with a blade and reveal with horrible mutilation whatever nature keeps secret. Remember, I beseech you, the thousands who have perished horribly and take action for the Holy Places, from which the first principles of your religion have come to you. Believe assuredly that Christ, as standard-bearer and your inseparable guide, will go before you who are to be sent to his war.

Traduction prise dans Louise and Jonathan Riley-Smith, The Crusades. Idea and Reality, 1095-1274, London, Edward Arnold, 1981, pp. 45-49.

La version de Guibert de Nogent se démarque par son caractère eschatologique tout en donnant un rôle central à Jérusalem, centre des interventions de Dieu et la nécessité de la délivrer des "gentils", des musulmans. Il mentionne aussi les différentes guerres fratricides qui déchirent la chrétienté. Le Pape propose de participer dans une guerre juste, une guerre pour Dieu, une récompense glorieuse se trouve pour le croisé, un martyre lui donnant une gloire éternelle. Un autre fait intéressant, il parle des difficultés et du mauvais traitement endurés par les pèlerins visitant les Lieux Saints, non les souffrances imposées aux chrétiens orientaux qui, chez les autres auteurs, est une des causes de la croisade.


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Version de Baudri de Dol

Most beloved brethren, we have heard and you are now hearing-we cannot recall it at all without profound sorrow-with how many disasters, how many harassments, what dreadful tribulations the Christians, our brothers, members of Christ's body, are scourged, oppressed and injured in Jerusalem and Antioch and other cities along the eastern coastline. Your blood-brothers, your comrades-in-arms, those born from the same womb as you, for you are sons of the same Christ and the same Church, are subject to foreign lords in their own heritages or are driven out of them or come begging here among us; or, which is more serious, they are in their own estates being sold into slavery, exiled and flogged. Christian blood, which has been redeemed by the blood of Christ, is spilled and Christian flesh, flesh of Christ's flesh, is delivered up to execrable abuses and appalling servitude. Throughout those towns there is everywhere mourning, everywhere grief, everywhere groaning-Isigh as I speak. The churches where once the divine mysteries were celebrated are, alas, being converted into stables for their cattle. Vile men occupy the holy cities; false, unclean Turk lord it overour brothers. Blessed Peter was the first bishop to hold Antioch. See now how the gentiles have established their false practices in that church and instead of cultivating, as above all they should, the Christian religion in the temple dedicated to God they have wickedly suppressed it. The estates set aside for the stipends of the saints and the patrimonies of the nobles made over for the upkeep of the poor are subjected to pagan tyranny and cruel overlords exploit them for their own purposes. The priesthood of God has been ground under their heels. In every place the sanctuary of God-what blasphemy!-has eben profaned. If there are still any Christians left in hiding, unheard-of-tortures are employed to discover where they are.

Until now we have as it were disguised the fact that we have been speaking of holy Jerusalem, brethren, because we have been ashamed and embarrassed to talk about her; for that very city in which, as you know, Christ himself suffered for us, since our sins demanded it, has been overwhelmed by the filth of the pagans and, I say it to our shame, led away from the service of God. This is the worst of reproaches against us, even though we have deserved all this. To what use now is put the church of Blessed Mary, where her own body was buried in the valley of Josaphat? What of the Temple of Solomon, not to mention the fact that it is the Lord's, in which the barbaric races worship their idols, which they have placed there against the law and against religion? We will not recall the Lord's Sepulchre, because some of you have seen with your own eyes to what abomination it has been handed over. And the Turks have violently seized the offerings which you have so often taken there as alms; there they overstep all bounds in their many and countless taunting insults to our faith. Yet in that place-I am only saying what everyone knows-God was laid to rest; there he died for us; there he was buried. How precious is that place of the Lord's burial, how desirable, a place beyond compare! Indeed God does not let a year go by without performing a miracle there: when the lamps in the Sepulchre and in the church around it have been put out at Passiontide, they are relighted by divine command. Whose stony heart could remain unmoved, brethren, by so great a miracle? Believe me, he is a bestial man with a senseless head whose heart is not shaken into faith by such direct divine power. And yet the gentiles see these things together with the Christians and they do not change their ways; certainly they are terrified, but they are not converted to the faith, which is not surprising because their minds remain unenlightened. You who are present, you who have returned, you, who have sacrificed your fortunes and your blood there for God's sake, know better with how many injuries they have afflicted you. We will have spoken, dearest brothers, about these things in order to have you yourselves as witnesses to what we have said. We could recall many other individual instances of the sufferings of our brothers and the depopulation of the churches of God, but we are overcome by tears and groans, sighs and sobs. We beseech you brothers, oh we beseech you, and we groan, weeping from the heart with the psalmist. We are unhappy. We are unfortunate. It is with regard to us that the following prophecy has been fulfilled. Oh God the heathens are come into thy inheritance: They have defiled the holy temple: They have made Jerusalem as a place to keep fruit. They have given the dead bodies of thy servants to be meat for the fowls of the air: the flesh of thy saints for the beasts of the earth. They have poured out their blood as water, round about Jerusalem: and there was none to bury them. Alas for us, brothers, we who now are become a reproach to our neighbours: a scorn and derision to them that are round about us ought to sympathize and suffer with our brethren, at least with tears! We who have become the reproach of men and the least among men ought to mourn the most appalling devastation of that most Holy Land. We have deservedly called that land holy in which there is not one footstep which was not embellished or hallowed by the body or shadow of the Saviour or by the glorious presence of the holy Mother of God or the most beloved company of apostles or the delectable blood spilt by the martyrs. Oh Stephen, first of all the martyrs, how blessed are the stones which won you a martyr's crown! Oh John the Baptist, how blissful are the streams of the River Jordan which you used to baptize the Saviour! The children of Israel, who were led out of Egypt and prefigured you after crossing the Red Sea, appropriated by force, with Jesus as their leader, this land for themselves; they ejected the Jebusites and other communities and they lived in the earthly Jerusalem, the type of heavenly Jerusalem.

What are we saying, brothers? Listen and understand. You have strapped on the belt of knighthood and strut around with pride in your eye. You butcher your brothers and create factions among yourselves. This, which scatters the sheepfold of the Redeemer, is not the knighthood of Christ. The Holy Church keeps for herself an army to come to the aid of her people, but you pervert it to knavery. To speak the truth, the preachers of which it is our duty to be, you are not following the path that leads you to life. You oppressors of orphans, you robbers of widows, you homicides, you blasphemers, you plunderers of others'rights; you hope for the rewards of the brigands for the shedding of Christian blood and just as vultures nose corpses you watch and follow wars from afar. Certainly this is the worst course to follow because it is utterly removed from God. And if you want to take counsel for your souls you must either cast off as quickly as possible the belt of this sort of knighthood or go forward boldly as knights of Christ, hurrying swiftly to defend the eastern Church. It is from her that all the delights of your salvation have come. She has distilled the words of divine milk on your tongues, for she has given you to drink the sacrosanct dogmas of the evangelists. We say these things, brethren, so that you may restrain your murdering hands from slaughtering your brothers, go to fight nations abroad for the household servants of the faith and, following Jesus Christ your leader, you the Christian force, a force most invincible, better than the ancient tribe of Jacobites themselves, wage war for your own rights over Jerusalem and attack and throw out the Turks, more unholy than the Jebusites who are there. It ought to be a beautiful ideal for you to die for Christ in that city where Christ died for you, but if it should happen that you should die here, you may be sure that it will be as if you had died on the way, provided, that is, Christ finds you in his company of knights: God distributes his own penny, at first and the eleventh hour. It ought to be horrifying, brothers, horrifying for you to lay grasping hands on Christians: it is a lesser evil to brandish the sword against Saracens; in particular cases it is good, because it is love to lay down one's life for one's brothers. Do not worry about the coming journey: remember that nothing is impossible for those who fear God, nor for those who truly love him. You will get the ennemies' possessions, because you will despoil their treasuries and either return victorious to your own homes or gain eternal fame, purpled with your own blood. You ought to fight for such an emperor, who is all -powerful and who lacks none of the rewards with which to repay you. It is a short journey and the task is slight that will, however, reward you with a never fading crown. And now we speak with the authority of the prophet. Gird thy sword, each man of you, upon thy thigh, Oh thou most mighty. Gird yourselves, I say, and act like mighty sons, because it is better for you to die in battle than to tolerate the abuse of your race and your Holy Places. Do not let the seductive lures of your women and possessions persuade you not to go; do not let the toil you will have to undergo deter you with the result that you remain behind. (And turning to the bishops), You (he said) brothers and fellow bishops, you fellow priests and fellow heirs of Christ, proclaim the message in the churches committed to your care and give your whole voice to preaching manfully the journey to Jerusalem. Confident in Christ, grant those who have confessed the ignominy of their sins a speedy recompense. And you who are preparing to go have us to pray for you, while we have you to fight for the people of God. Our duty is to pray. Yours must be to fight the Amalekites. We will hold out tireless hands like Moses, praying to heaven; you must draw and brandish your swords, you fearless warriors against Amalek.

When those present had heard those excellent words and others of the same kind from the lord pope, the eyes of some filled woth tears, some were frightened and others argued about this matter. But among all at the council-and we all saw him-the bishop of Le Puy, a man of great repute and the highest nobility, went up to the lord pope with a smiling face and on bended knee begged and beseeched his permission and blessing to make the journey. He also gained from the pope the mandate that everyone should obey him and that he himself, in respect of his office, should have the leadership of the army in all things, especially since he was universally recognized as a leader of great physical energy and particular industry. After he had been pronounced to be a worthy chief of the army of God the great host of nobles gave its assent; and at once all pledged themselves to the sign of the holy cross by attaching it to their clothes, for the pope had ordered them to do this. And those who were going had decided to make this gesture, for the pope had said in his sermon that the Lord had said to his followers: If anyone doth not carry his cross and come after me, he cannot be my disciple.) Therefore (he said) you ought to attach a cross to your clothes, so that you may go forward the more protected by this and also serve as an example and encouragement to those who see you.

Traduction prise dans Louise and Jonathan Riley-Smith, The Crusades. Idea and Reality, 1095-1274, London, Edward Arnold, 1981, pp. 49-53.

La version de Baudri de Bourgueil insiste sur la fraternité unissant les chrétiens occidentaux et les chrétiens orientaux. Il s'attriste devant les abus qu'ils subissent et la violation des églises qui sont transformées en étables. Il souligne le triste sort que connaît Jérusalem et la nécessité de la délivrer. Aussi, il déplore les guerres que se livrent les chrétiens entre eux et critique la chevalerie du siècle, insistant qu'elle devienne celle du Christ. D'ailleurs, il fait remarquer que c'est un moindre mal de lever l'épée contre les Sarrasins, même que c'est bon dans des cas particuliers, de prendre les possessions des ennemis et qu'il n'y a pas de plus beau idéal que de mourir pour le Christ.


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Anne Comnène et l'origine de la croisade

Or voici dans ses grandes lignes la cause d'un pareil mouvement de population. Un Celte, nommé Pierre et surnommé Pierre à la Coule (1), était parti vénérer le Saint-Sépulcre; après avoir souffert bien des mauvais traitements de la part des Turcs et des Sarrasins qui ravageaient l'Asie entière, il ne revint qu'à grand-peine dans son pays. Comme il ne pouvait supporter d'avoir manqué son but, il décida de recommencer le même voyage. Mais il comprit qu'il ne devait pas refaire seul la route du Saint-Sépulcre de peur que pire mésaventure ne lui arrivât et il conçut un parti habile. C'était de prêcher dans tous les pays des Latins: " Une voix divine m'ordonne de proclamer devant tous les comtes de France, qu'ils doivent chacun quitter leurs foyers pour s'en aller vénérer le Saint-Sépulcre, et tâcher avec toutes leurs forces comme avec toute leur ardeur de délivrer Jérusalem de la main des Agarènes." (2) Il réussit effectivement. Comme s'il avait fait entendre une voix divine au coeur de chacun, il parvint en effet à rassembler de partout les Celtes qui arrivaient les uns à la suite des autres avec des armes, des chevaux et le reste de l'équipement militaire. Ces hommes avaient tant d'ardeur et d'élan que tous les chemins en furent couverts; ces soldats celtes étaient accompagnés d'une multitude de gens sans armes, plus nombreux que les grains de sable et que les étoiles, portant des palmes et des croix sur leurs épaules: femmes et enfants qui laissaient leur pays. A les voir on aurait dit des fleuves qui confluaient de partout; par la Dacie généralement, ils se dirigeaient vers nous avec toute leur armée.

(1) Pierre l'Ermite
(2) Un autre nom pour désigner les Turcs.


Traduction prise dans Duc de Castrie, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin, 1973, pp. 209-210.


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LA CROISADE POPULAIRE


Réaction et perception d'Alexis Comnène face aux croisés, par Anne Comnène

Alexis n'avait pas encore eu le temps de se reposer un peu qu'il entendit la rumeur touchant l'approche d'innombrables armées franques. Il en redoutait l'arrivée, car il connaissait leur élan irrésistible, leur caractère instable et versatile, ainsi que tout ce qui est propre au tempérament celte avec ses conséquences nécessaires; il savait qu'ils ont toujours la bouche ouverte devant les richesses et qu'à la première occasion on les voit enfreindre leurs traités sans scrupules. Cela, il l'avait toujours entendu dire et parfaitement vérifié. Loin de se décourager pourtant, il prenait toutes ses dispositions pour être prêt à combattre si l'occasion le demandait. La réalité était beaucoup plus grave et terrible que les bruits qui couraient. Car c'était l'Occident entier, tout ce qu'il y a de nations barbares habitant le pays situé entre l'autre rive de l'Adriatique et les Colonnes d'Hercule, c'était tout cela qui émigrait en masse, cheminait familles entières et marchait sur l'Asie en traversant l'Europe d'un bout à l'autre.

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, p. 209.


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La croisade "populaire" vue par Anne Comnène

La venue de tant de peuples fut précédée de sauterelles qui épargnaient les moissons, mais qui saccageaient les vignes en les dévorant.[...] Cependant, Pierre, après avoir prêché comme on l'a dit, franchit le détroit de Longobardie avec quatre-vingt mille hommes de pied et cent mille cavaliers, et arriva dans la ville impériale en débouchant par la Hongrie. La nation des Celtes, comme on peut le deviner, est d'ailleurs très ardente et fougueuse; une fois qu'elle a pris son élan on ne peut plus l'arrêter.

[...] le basileus lui conseilla d'attendre l'arrivée des autres comtes; mais lui, sans l'écouter, fort de la multitude qui l'accompagnait, traversa [le détroit] et dressa son camp près d'une petite ville appelée Hélénopolis (1). Des Normands le suivaient au nombre d'environ dix mille; ils se séparèrent du reste de l'armée et se mirent à piller les environs de Nicée en se conduisant à l'égard de tous avec la dernière cruauté. Les enfants à la mamelle par exemple, ou bien ils les mutilaient, ou bien ils les empalaient sur des pieux et les faisaient rôtir au feu; quant aux gens avancés en âge, ils leur infligeaient toute espèce de tortures. Lorsque les habitants de la ville eurent connaissance de ces faits, ils ouvrirent les portes et firent une sortie contre les [Normands]. Un violent combat s'engagea; mais devant l'ardeur belliqueuse des Normands, les habitants battirent en retraite et rentrèrent dans la place. Les assaillants avec tout leur butin revinrent à Hélénopolis. Mais une contestation surgit entre eux et ceux qui ne les avaient pas accompagnés, comme il arrive souvent en pareil cas; l'envie enflamma le coeur de ceux qui étaient restés en arrière, et il s'ensuivit entre les deux partis une querelle, à la suite de laquelle les audacieux Normands firent de nouveau bande à part et gagnèrent Xérigordon qu'ils prirent au premier assaut. À la nouvelle de ces événements, le sultan envoya contre eux Elchanès avec des forces importantes. Ce dernier dès son arrivée reprit Xérigordon; quant aux Normands, il passa les uns par les armes et emmena prisonniers les autres, tandis qu'il méditait une surprise contre ceux qui étaient restés en arrière avec Pierre à la Coule. Dans des lieux propices, il dressa des embuscades où devaient tomber à l'improviste et être massacrés ceux qui s'en iraient dans la direction de Nicée; connaissant d'autre part la cupidité des Celtes, il fit venir deux hommes décidés et leur ordonna de se rendre au camp de Pierre à la Coule pour y publier que les Normands, maître de Nicée, étaient en train de se partager les richesses de la ville. Cette nouvelle se répandit parmi ceux qui étaient avec Pierre et les jeta dans une terrible confusion. Car aussitôt qu'ils entendirent parler de partage et de richesse, ils s'élancèrent en désordre sur la route de Nicée, oublieux, ou peu s'en faut, de l'expérience militaire et de la discipline qui conviennent à ceux qui vont combattre. Car la race des Latins étant très cupide, comme on l'a dit plus haut, quand en outre elle s'est résolue à attaquer un pays, il n'y a plus pour elle de frein ou raison qui tienne. Comme ils ne cheminaient ni en rang ni en troupe, ils tombèrent au milieu des Turcs embusqués près du Drakon et furent misérablement massacrés. Il y eut une telle quantité de Celtes et de Normands victimes du glaive ismaélite que, lorsqu'on rassembla les cadavres des guerriers égorgés qui gisaient de tous côtés, on en fit, je ne dis pas une immense tas, ni même un tertre, ni même une colline, mais comme une haute montagne d'une superficie considérable, tant était grand l'amoncellement des ossements. Plus tard des hommes de la même race que les barbares massacrés, en construisant des murs à l'instar de ceux d'une cité, placèrent en guise de mortier dans les interstices les ossements des morts et firent de cette ville en quelque sorte leur tombeau. Cette place fortifiée existe encore de nos jours entourée d'une enceinte faite à la fois de pierres et d'ossements. Quand tous eurent été la proie du glaive, seul Pierre avec quelques autres retourna à Hélénopolis et y rentra. Les Turcs qui voulaient s'en saisir dressèrent de nouvelles embuscades. Mais quand l'autocrator apprit tout cela et eut acquis la certitude de cet épouvantable massacre, il sentit le tragique de la situation si jamais Pierre était également fait prisonnier. Aussitôt il fit chercher Constantin Euphorbènos Katakalon, dont on a déjà souvent fait mention et, après avoir embarqué sur des navires de guerre des forces importantes, il les envoya lui porter secours de l'autre côté du détroit. Dès que les Turcs virent arriver ce guerrier, ils prirent la fuite. Lui, sans perdre une minute, recueillit Pierre et ses compagnons, qui n'étaient que bien peu, et les conduisit sains et saufs au basileus. Quand ce dernier lui rappela son imprévoyance du début et lui dit que c'était pour n'avoir pas suivi ses conseils qu'il était tombé en de tels malheurs, l'orgueilleux Latin, bien loin de s'avouer responsable de ce désastre, accusa les autres qui ne lui obéissaient pas et qui suivaient leurs propres caprices, les traitant de voleurs et de brigands; c'est pourquoi le Sauveur n'avait pas agréé qu'ils vénérassent le Saint-Sépulcre.

(1) Les sources latines nomment Civetot. Hélénopolis est une ville de Bithynie, à l'embouchure du Drakon, près de Nicomédie; ainsi appelée en mémoire de sainte Hélène, mère de Constantin.

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 212-215.


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La croisade " populaire " selon l'Anonyme des Gesta Francorum

Pierre, déjà mentionné, vint le premier à Constantinople, le trois des calendes d'août (1) et avec lui la plus grande partie des Allemands. Il y trouva réunis des "longobards " et beaucoup d'autres (2). L'empereur (3) avait ordonné de les ravitailler autant que la ville le pourrait et il leur dit: " Ne traversez pas le Bras (4) avant l'arrivée du gros de l'armée chrétienne, car vous n'êtes pas assez nombreux pour pouvoir combattre les Turcs. " Et les chrétiens se conduisaient bien mal, car ils détruisaient et incendiaient les palais de la ville, enlevaient le plomb dont les églises étaient couvertes et le vendaient aux Grecs, si bien que l'empereur irrité donna l'ordre de leur faire traverser le Bras. Après qu'ils eurent passé, ils ne cessaient de commettre toute espèce de méfaits, brûlant et dévastant les maisons et les églises. Enfin ils parvinrent à Nicomédie où les Longobards et les Allemands se séparèrent des Francs, parce que les Francs étaient gonflés d'orgueil. Les Longobards élurent pour les commander un seigneur nommé Rainald. Les Allemands firent de même et ils entrèrent en Romanie (5) et pendant quatre jours ils marchèrent au delà de Nicée (6) et trouvèrent un château appelé Exerogorgo, vide de toute garnison. Ils s'en emparèrent et y trouvèrent des provisions de froment, de vin, de viande et toute sorte de biens en abondance. Les Turcs, apprenant que les chrétiens occupaient ce château, vinrent l'assiéger. Devant la porte du château était un puits et, au pied du château, une source d'eau vive, près de laquelle Rainald se posta pour tendre une embuscade aux Turcs. Ceux-ci arrivèrent le jour de la fête de saint Michel (7), trouvèrent Rainald ainsi que ses compagn/ns et en massacrèrent un grand nombre, tandis que les autres se réfugiaient au château. Les Turcs l'assiégèrent aussitôt et le privèrent d'eau. Et les nôtres souffrirent tellement de la soif qu'ils ouvraient les veines de leurs chevaux et de leurs ânes pour en boire le sang; d'autres lançaient des ceintures et des chiffons dans les latrines et en exprimaient le liquide dans leurs bouches; quelques-uns urinaient dans la main d'un compagnon et buvaient ensuite; d'autres creusaient le sol humide, se couchaient et répandaient de la terre sur leur poitrine, tant était grande l'ardeur de leur soif. Les évêques et les prêtres réconfortaient les nôtres et les exhortaient à tenir ferme. Cette tribulation dura huit jours, puis le chef des Allemands conclut un accord avec les Turcs pour leur livrer ses compagnons: feignant de sortir pour combattre, il s'enfuit auprès d'eux et beaucoup le suivirent. Tous ceux qui refusèrent de renier le Seigneur furent condamnés à mort; d'autres pris vivants furent partagés comme des brebis; d'autres servirent de cible aux Turcs qui lançaient des flèches sur eux; d'autres étaient vendus ou donnés comme des animaux. Les uns conduisaient leur prise dans leur demeure, d'autres dans le Khorassan (8), à Antioche, à Alep, partout où ils habitaient. Tels furent ceux qui reçurent les premiers un heureux martyre au nom du Seigneur Jésus. Les Turcs, apprenant ensuite que Pierre l'Ermite et Gautier sans Avoir (9) se trouvaient à Civitot (10), située au delà de Nicée, s'y dirigèrent, pleins d'allégresse, afin de les massacrer ainsi que leurs compagnons. Pendant leur marche ils se heurtèrent à Gautier avec les siens, qu'ils eurent bientôt massacrés. Quant à Pierre l'Ermite, il venait de retourner à Constantinople, incapable de discipliner cette troupe disparate, qui ne voulait entendre ni lui ni ses paroles. Les Turcs, se précipitant sur eux, en tuèrent un grand nombre. Ils trouvèrent les uns en train de dormir, les autres tout nus et les massacrèrent tous. Un prêtre qui célébrait la messe reçut d'eux le martyre sur l'autel. Ceux qui purent s'échapper s'enfuirent à Civitot. Quelques-uns se précipitaient dans la mer, d'autres se cachaient dans les forêts et dans les montagnes. Mais les Turcs les poursuivirent dans la place et entassèrent du bois pour les brûler avec la ville. Mais les chrétiens qui occupaient la ville mirent le feu au tas de bois; la flamme se dirigea vers les Turcs et en brûla un certain nombre, tandis que Dieu préserva les nôtres de cet incendie. À la fin les Turcs les prirent vivants, les partagèrent, comme ils avaient fait des premiers, et les dispersèrent dans toutes les régions, les uns en Khorassan, les autres en Perse. Tous ces événements eurent lieu au mois d'octobre. À la nouvelle que les Turcs avaient ainsi dispersé les nôtres, l'empereur témoigna une grande joie et donna des ordres pour leur faire traverser le Bras. Le passage terminé, il rassembla toutes leurs armes.


(1) Le 30 juillet 1096.
(2) L'auteur se contredit. En fait, Gautier sans Avoir était arrivé à Constantinople avant Pierre l'Ermite (Albert d'Aix, I, 7, p. 275). " Les Longobards " sont les habitants de l'Italie méridionale (ancien thème byzantin de Longobardie). Par " Longobards ", l'Anonyme désigne les Normands d'Italie.
(3) Alexis Comnène, couronné empereur le 2 avril 1081.
(4) Le " Bras ", dit le " Bras de saint Georges ", désigne ici le Bosphore.
(5) La " Romanie " était le nom que les Turcs donnaient à l'Asie Mineure (sultanat de Roum); les Grecs désignaient ainsi la totalité de l'empire.
(6) Nicée est la résidence du sultan turc depuis 1081.
(7) 29 septembre 1096.
(8) Le Khorassan, situé au nord-est de la Perse, était le centre de la puissance des Turcs, qui l'avaient enlevé aux sultans Gaznévides vers 1037-1040, mais les chroniqueurs latins ou arméniens appliquent ce nom à tous les pays orientaux qui dépendaient des Seldjoucides, Azerbaidjan, Arménie, Mésopotamie.
(9) Gautier sans Avoir, chef d'une bande populaire, avait quitté Pierre l'Ermite à Cologne et était arrivé avant lui à Constantinople.
(10) Civitot, port sur le golfe de Nicomédie, avec une forteresse créée par Alexis Comnène pour tenir en respect l'émir turc de Nicomédie. Le gros de l'armée y était resté avec Pierre l'Ermite.

Traduction prise dans Anonyme, éd. et trad. par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 7-13.


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La croisade " populaire " selon Raymond d'Aguilers

Nous apprîmes à cette époque que Pierre l’Ermite, qui était arrivé à Constantinople longtemps avant nos armées, suivi d’une nombreuse multitude, avait été également trahi par l’empereur. Pierre ne connaissait pas du tout les localités et ignorait l’art de la guerre; l’empereur le força à passer la mer [le Bosphore] et le livra ainsi aux Turcs. Ceux de Nicée, voyant cette multitude incapable de combattre, la détruisirent sans peine comme sans retard, et tuèrent environ soixante mille hommes. Le reste se réfugia dans une forteresse et échappa au glaive des Turcs. Devenus audacieux et fiers à la suite de ces succès, les Turcs envoyèrent les armes et les prisonniers qu’ils avaient enlevés aux nobles de leur nation et de celle des Sarrasins, et écrivirent chez les peuples et dans les villes éloignées que les Francs n’avaient aucune valeur à la guerre.

Traduction prise dans F. Guizot et R. Fougères, Histoire des Francs qui ont pris Jérusalem, Paris, Paléo, 2003, pp. 19-20.


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LA CROISADE DES BARONS


Contenu des deux lettres de Hugues, comte de Vermandois à Alexis, selon Anne Comnène


Première lettre

Un certain Ubos (1), frère du roi de France, orgueilleux comme Novat de sa noblesse, de sa fortune et de sa puissance, au moment de quitter son pays pour gagner le Saint-Sépulcre, s'annonça à l'autocrator en lui adressant un message ridicule afin de s'assurer à l'avance une brillante réception. " Sache, basileus, disait-il, que je suis le basileus des basileis (2), le plus grand de ceux qui vivent sous les cieux. Aussi, dès mon arrivée, convient-il que l'on vienne à ma rencontre et que l'on m'accueille avec une pompe digne de ma haute naissance. "

(1) Ubos est Hugues.
(2) Le surnom de Hugues le Grand ou Magnus serait, d'après Louis Bréhier, une déformation de mot "mainsné", signifiant le jeune, c'est-à-dire le moins né ou le cadet.


Deuxième lettre

[Hugues envoya vingt-quatre chevaliers comme émissaires auprès du gouverneur byzantin de Durazzo] Ils s'adressèrent au duc de la manière suivante: " Sache, duc, que notre Seigneur Ubos est sur le point d'arriver et qu'il apporte de Rome l'étendard d'or de saint Pierre (1). Sache également qu'il est le chef de toute l'armée franque. Aussi prépare-toi à le recevoir d'une manière digne de sa puissance, lui et les troupes qu'il commande, et à te rendre à sa rencontre. "

(1) Étendard que, selon un antique usage, les papes remettaient aux guerriers qui partaient combattre les ennemis de la foi.

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 215-16.


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L'arrivée de Raymond de Saint-Gilles selon Raymond d’Aguilers

Nous arrivâmes à Durazzo (1), et nous crûmes être dans notre patrie, regardant l’empereur Alexis et les siens comme des frères et des coopérateurs; mais ceux-ci, devenant cruels comme des lions, attaquèrent des hommes paisibles, qui ne songeaient à rien moins qu’à se servir de leurs armes; ils les massacrèrent dans les lieux cachés, dans les forêts, dans les villages éloignés du camp, et se livrèrent à toutes sortes de fureurs toute la nuit. Tandis qu’ils faisaient ainsi rage, leur dirigeant cependant promettait la paix, et pendant la trêve même on massacra Pons Renaud et on blessa mortellement Pierre son frère, tous deux princes d’une grande noblesse. Et quoique nous eussions trouvé l’occasion de nous venger, nous aimâmes mieux poursuivre notre route que punir ces offenses, et nous nous remîmes en marche. Nous reçûmes en chemin des lettres dans lesquelles l’empereur ne parlait que de paix, de fraternité, et même, pour ainsi dire, d’adoption filiale; mais ce n’étaient là que des paroles, car, en avant et en arrière, à droite et à gauche de nous, les Turcs, les Comans, les Uses, les Petchenègues et les Bulgares nous tendaient sans cesse des embûches.(2)

Un jour, pendant que nous étions dans une vallée de la Pélagonie, l’évêque du Puy s’était un peu éloigné de l’armée, cherchant un emplacement convenable pour y camper; il fut pris par des Petchenègues qui le renversèrent de dessus sa mule, le dépouillèrent et le frappèrent fortement à la tête. Mais comme un si grand prélat était encore nécessaire au peuple de Dieu, sa vie fut préservée par la miséricorde du Seigneur. L’un des Petchenègues lui demandait de l’or et le défendait contre les autres; pendant ce temps la nouvelle de cet événement se répandit dans le camp, et l’évêque s’échappa, tandis que ses ennemis différaient et que ses amis s’élançaient pour le délivrer.

Lorsque nous fûmes arrivés, à travers de pièges semblables, à un certain château qu’on appelle Bucinat, le comte Raymond (3) fut informé que les Petchenègues voulaient attaquer notre armée dans les défilés d’une montagne; il se cacha avec quelques chevaliers, tomba sur les Petchenègues à l’improviste, leur tua beaucoup d’hommes et mit les autres en fuite. Dans le même temps on recevait des messages pacifiques de l’empereur, et nous étions entourés de toutes parts d’ennemis que nous suscitaient ses artifices.

(1) Durrazo, ou Dyrrachium, est un port sur la mer Adriatique par lequel de nombreux croisés, entre autre les Provençaux et les Normands, arrivèrent en territoire byzantin
(2) Peuple d’origine turque du nord du Danube et qu’Alexis engageait comme mercennaires.
(3)Raymond de Saint-Gilles, chef des Provençaux.

Traduction prise dans F. Guizot et R. Fougères, Histoire des Francs qui ont pris Jérusalem, Paris, Paléo, 2003, pp. 9-11.


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Lettre d’Étienne de Blois à sa femme, Adèle de Normandie

Le comte Étienne envoie à la comtesse Adèle, sa très douce amie et épouse, tout ce que son esprit peut imaginer de meilleur et de plus tendre. Sache, ma chère, que j'ai fait bonne route vers Rome, entouré d'honneurs et jouissant d'une bonne santé. J'ai pris soin de te faire envoyer par un scribe de Constantinople le récit de mon voyage et de toutes mes aventures; mais de peur qu'il ne soit arrivé quelque chose de fâcheux à ce messager, je te réécris moi-même cette lettre. C'est avec une grande joie que, par la grâce de Dieu, j'ai atteint Constantinople. L'empereur m'a extrêmement bien reçu, dignement et honorablement, presque comme si j'étais son fils, et m'a fait de somptueux cadeaux. Il n'y a, dans toute l'armée de Dieu, ni duc, ni comte, ni aucun puissant personnage, qui ait auprès de lui autant de crédit et de faveur que moi. En vérité, ma chère, Son Altesse impériale m'a souvent prié et me demande encore de lui confier un de nos fils. Il m'a promis pour lui tant de choses et de si grands honneurs, si nous le lui confions, qu'il n'aura rien à nous envier. Je te l'assure, il n'y a pas deux hommes comme lui sur terre. En effet, il couvre tous nos princes de cadeaux, gratifie de dons tous les soldats, entretient les pauvres avec ses richesses. Près de la ville de Nicée, il y a un château appelé Civitot, baigné par un bras de mer sur lequel la propre flotte de l'empereur vogue nuit et jour vers Constantinople et rapporte vers ce château, pour les pauvres qui sont innombrables, de la nourriture qui leur est distribuée chaque jour. Il me semble qu'à notre époque, il n'y a aucun prince aussi illustre qui a fait preuve d'une telle générosité. Ton père , ma chère, racontait souvent des faits admirables, mais ce n'était quasiment rien à côté de cela. J'ai voulu t'écrire ces quelques mots à son propos, afin que tu saches un peu de quel genre d'homme il s'agit. Au bout de dix jours, pendant lesquels il me garda près de lui avec une grande bienveillance, je l'ai quitté comme s'il était mon propre père. Il m'avait lui-même chargé de préparer la flotte avec laquelle j'ai traversé rapidement le tranquille bras de mer qui entoure la ville. Certains prétendaient que ce bras de mer est agité et dangereux, ce qui est faux. En effet, il est encore plus sûr que la Marne ou la Seine.

Traduction prise dans Ghislain Brunel (trad.), Sources d'histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, Paris, Larousse, 1992, pp. 374-376.


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Un croisé quittant sa femme pour la croisade, par Foucher de Chartres

Oh, how great was the grief, how deep the sighs, what weeping, what lamentations among the friends, when the husband left the wife so dear to him, his children also, and all his possessions of any kind, father, mother, brethren,or kindred! And yet in spite of the floods of tears which those who remained shed for their friends about to depart, and in their very presence, the latter did not suffer their courage to fail, and, out of love for the Lord, in no way hesitated to leave all that they held most precious, believing without doubt that they would gain an hundred-fold in receiving the recompense which God has promised to those who love Him.

Then the husband confided to his wife the time of his return and assured her that, if he lived, by God's grace he would return to her. He commended her to the Lord, gave her a kiss, and, weeping, promised to return. But the latter, who feared that she wou ld never see him again, overcome with grief, was unable to stand, fell as if lifeless to the ground, and wept over her dear one whom she was losing in life, as if he were already dead. He, then, as if he had no pity (nevertheless he was filled with pity) and was not moved by the grief of his friends (and yet he was secretly moved), departed with a firm purpose. The sadness was for those who remained, and the joy for those who departed. What more can we say? " This is the Lord's doings, and it is marvelous in our eyes. "

Traduction prise dans Frederic Austin, ed., A Source Book of Mediaeval History, New York, Cooper Square Publishers Inc., 1972, p. 291.


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DE CONSTANTINOPLE À LA PRISE DE NICÉE


Le serment prêté au basileus par les croisés, selon Anne Comnène

Il [Godefroi persuadé de prêter serment] alla donc le trouver et lui prêta le serment requis; la teneur en était que toutes les villes, contrées ou forteresses dont il arriverait à s'emparer et qui avaient précédemment appartenu à l'empire des Romains, seraient remises à l'officier supérieur envoyé à cet effet par le basileus. Quand il eut prêté ce serment et reçu beaucoup d'argent, il fut l'hôte et le commensal du basileus; après un copieux régal il franchit le détroit et campa à Pélékan (1). Alors le basileus donna des ordres pour qu'on fournît [aux Latins] un abondant ravitaillement.

(1) Près de Héréké, à l'ouest de Nicomédie.

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, p. 223.


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Les motifs des croisés selon Anne Comnène

Il se produisit alors un mouvement à la fois d'hommes et de femmes, tel qu'on ne se souvient pas en avoir jamais vu de semblable: les gens les plus simples étaient réellement poussés par le désir de vénérer le sépulcre du Seigneur et de visiter les saints Lieux; mais des hommes pervers, comme Bohémond surtout et ses comparses, avaient au fond du coeur un autre dessein et l'espoir que peut-être ils pourraient en passant s'emparer de la ville impériale elle-même, comme s'ils avaient trouvé là une occasion de profit. Bohémond troublait les esprits de beaucoup de nobles guerriers, parce qu'il nourrissait une vieille haine contre l'autocrator.

[...]

Les Latins qui, comme Bohémond et ses comparses, convoitaient depuis longtemps l'empire romain et voulaient s'en emparer, grâce au prétexte qu'ils trouvèrent dans la prédication de Pierre, ainsi qu'on la dit, provoquèrent ce grand mouvement en trompant les plus honnêtes et, feignant de partir en campagne contre les Turcs pour délivrer le Saint-Sépulcre, vendirent leurs terres.

[...]

Car si Pierre avait entrepris dès le début cette grande expédition pour vénérer le Saint-Sépulcre, en fait les autres comtes, surtout Bohémond, nourrissaient une vieille haine contre l'autocrator et cherchaient une occasion favorable de prendre sur lui une revanche de la brillante victoire qu'il avait remportée lorsqu'il avait à Larissa livré bataille à Bohémond; animés de sentiments communs, dans leurs rêves de s'emparer aussi de la capitale, ils en étaient venus à ce même dessein (je l'ai répété déjà plus d'une fois): en apparence ils faisaient une expédition à Jérusalem, en réalité ils voulaient détrôner l'autocrator et s'emparer de la capitale.


Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 212, 215 et 218.


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Bohémond prête serment à Alexis, par Anne Comnène

Bohémond, lui, arriva avec les autres comtes à Apros: comme il savait qu'il n'était pas de noble extraction et comme il n'avait pas avec lui de grandes forces parce qu'il manquait d'argent, désireux tout à la fois de se concilier la bienveillance de l'autocrator et de cacher ses desseins hostiles, il devança les autres comtes et avec dix Celtes seulement se hâta de gagner la ville impériale. Le basileus de son côté, qui savait ses machinations et connaissait depuis longtemps son caractère fourbe et insidieux, souhaitait s'entretenir avec lui avant l'arrivée des comtes, entendre ce qu'il dirait, et le persuader de passer la mer avant la venue des autres, de peur qu'il ne s'unît à ceux qui étaient sur le point d'arriver et ne changeât leurs dispositions. Aussi, quand Bohémond entra, le basileus le regarda en souriant, s'informa de son voyage et lui demanda où il avait laissé les comtes. Bohémond répondit à toutes ces questions comme il lui semblait bon; le basileus avec urbanité lui rappela ses entreprises de jadis contre Dyrrachium et Larissa (1), ainsi que son hostilité d'autrefois. L'autre repartit: " Si alors j'ai été votre adversaire et votre ennemi, aujourd'hui c'est volontairement que je viens en ami de votre Majesté. "L'autocrator s'entretint de longs moments avec lui et, discrètement sonda en quelque sorte ses sentiments; quand il le vit disposé à lui prêter le serment de fidélité, il lui dit: "À présent, fatigué comme tu l'es du voyage, il faut te retirer pour te reposer; demain nous converserons à loisir." [Le lendemain] Le basileus fit appeler Bohémond et lui demanda de prêter lui aussi le serment habituel aux Latins. Bohémond conscient de son état savait qu'il n'était point issu d'illustres aïeux, qu'il était mal pourvu d'argent et par conséquent de troupes, et qu'il n'avait à sa suite qu'un très petit nombre de Celtes; comme par ailleurs il était parjure de nature, il se soumit avec beaucoup d'empressement à la volonté de l'autocrator. Quand ce fut fait, le basileus choisit une salle de son palais et fit éclater sur le sol des richesses de toute sorte: vêtements, monnaie d'or et d'argent, objets de moindre valeur; il avait tellement rempli la pièce qu'il était par l'encombrement de ces choses. Au fonctionnaire chargé de montrer ces richesses à Bohémond, l'empereur avait recommandé d'ouvrir subitement les portes toutes grandes. La vue de ces trésors éblouit le visiteur, qui s'écria: "Si je possédais tant de richesses, je serais depuis longtemps seigneur de bien des pays." "Tout cela aujourd'hui, repartit l'autre, est à toi, par la grâce du basileus." Bohémond accepta au comble de la joie et, après avoir remercié, partit se reposer là où il était descendu.

(1) Lors de l'expédition de Bohémond et de son père, Robert Guiscard, en 1081-1085.

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 227-229.


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Les chefs des croisés prêtant serment à l'empereur Alexis, selon l'Anonyme des Gesta Francorum

L'empereur, informé que le très honorable Bohémond était venu à lui, donna l'ordre de le recevoir avec honneur et de le loger avec égards hors de la ville. Après son installation, il lui fit demander de venir conférer avec lui en secret. À cet entretien prirent part aussi le duc Godefroi et son frère (1), puis le comte de Saint-Gilles approcha de la cité. L'empereur, anxieux et bouillant de colère, se demandait comment il pourrait, par ruse et par fraude, venir à bout de ces soldats du Christ; mais, par la grâce divine, ni lui ni les siens ne trouvèrent moyen de leur nuire. En dernier lieu, tous les hommes de haute naissance qui se trouvaient à Constantinople furent assemblés (2). Dans la crainte d'être privés de leur patrie, après avoir tenu conseil et dressé des plans ingénieux, ils imaginèrent que les chefs de notre armée, les comtes et tous les grands, devraient prêter à l'empereur un serment de fidélité. Mais ceux-ci refusèrent en disant: "Ceci n'est pas digne de nous, et il nous semble juste de ne lui prêter serment en aucune manière."

Peut-être arrivera-t-il encore que nous soyons déçus par nos chefs. Que feront-ils en fin de compte? Ils diront que, poussés par la nécessité, il leur a fallu, bon gré, mal gré, s'humilier devant la volonté de l'empereur!

Au très courageux Bohémond, qu'il redoutait beaucoup, car jadis il avait dû plus d'une fois décamper devant lui avec son armée (3), l'empereur promit que, s'il prêtait serment sans se faire prier, il recevrait de lui, au delà d'Antioche, une terre de quinze journées de marche en longueur et de huit journées en largeur; il lui jura que, s'il tenait fidèlement son serment, lui-même n'oublierait jamais le sien.-Comment des chevaliers si braves et si rudes ont-ils agi ainsi? Sans doute étaient-ils contraints par une dure nécessité.

L'empereur, de son côté, promit à tous les nôtres foi et sécurité et jura même "qu'il nous accompagnerait avec son armée par terre et par mer, qu'il assurerait avec fidélité notre ravitaillement sur terre et sur mer, qu'il réparerait exactement toutes nos pertes et qu'en outre il ne voulait ni ne permettait que nul de nos pèlerins fût molesté ou contrarié sur la route du saint-Sépulcre."

D'autre part, le comte de Saint-Gilles avait son quartier hors de la cité, dans un faubourg, et son armée était restée en arrière. L'empereur manda au comte qu'il lui fît hommage et fidélité, comme avaient fait les autres. Mais, au moment où l'empereur envoyait ce message, le comte réfléchissait à la vengeance qu'il pourrait tirer de l'armée impériale. Le duc Godefroi, Robert, comte de Flandre, et les autres princes lui représentèrent qu'il serait injuste de combattre contre des chrétiens. Le sage Bohémond ajouta que, s'il commettait quelque injustice envers l'empereur et s'opposait à ce qu'on lui promît fidélité, lui-même prendrait le parti de l'empereur. Aussi le comte, après avoir pris conseil des siens, jura de respecter la vie et l'honneur d'Alexis et de ne consentir jamais à ce que, soit de son fait, soit par l'un des siens, il y fût porté atteinte; mais, quand il fut cité pour l'hommage (4), il répondit qu'il n'en ferait rien, même si sa tête était en péril. Ce fut à ce moment que l'armée de Bohémond approcha de Constantinople (5).

Pour esquiver le serment impérial, Tancrède et Richard du Principat (6) traversèrent secrètement le Bras et, avec eux, presque toute la troupe de Bohémond.

(1) Baudouin de Boulogne
(2) Il s'agit des hauts fonctionnaires qui formaient le conseil de l'empereur.
(3) Allusion aux victoires de Bohémond sur les armées impériales pendant la guerre de Robert Guiscard contre l'Empire (1081-1085), mais Bohémond lui-même avait fui devant Alexis à Larissa.
(4) Expression juridique pour désigner la cérémonie de l'hommage féodal auquel tous les princes, sauf Raymond et Tancrède, avaient accepté de se soumettre.
(5) Le 26 avril 1097 (Albert d'Aix, II, 16, p. 312).
(6) Richard était le fils d'un frère de Robert Guiscard, Guillaume, qui s'était établi dans la principauté de Salerne.

Traduction prise dans Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 29-35.


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Siège et prise de Nicée, selon l'Anonyme des Gesta Francorum

Le jour de l'Ascension du Seigneur (1), nous commençâmes à attaquer la ville de tous côtés et à construire des machines de bois et des tours de bois, afin de pouvoir renverser les tours de l'enceinte. Pendant deux jours, nous abordâmes la ville avec tant de courage et d'ardeur que nous sapions ses murailles. Les Turcs qui étaient dans la ville envoyèrent un message à ceux qui arrivaient au secours de la cité. Il était ainsi conçu: " Approchez-vous hardiment et en toute sécurité. Entrez par la porte du midi, car, de ce côté, vous ne trouverez personne devant vous pour vous molester." (2)

Le jour même, le samedi après l'Ascension du Seigneur (3), cette porte fut occupée par le comte de Saint-Gilles et l'évêque du Puy (4). Ce comte, venant d'un autre côté, protégé par la vertu divine et tout resplendissant dans son armure terrestre, à la tête de sa courageuse armée, se heurta aux Turcs, qui s'avançaient contre nous. Armé de tous côtés du signe de la croix (5), il les chargea vigoureusement et les vainquit, et ils prirent la fuite en abandonnant beaucoup de morts. Mais de nouveaux Turcs vinrent au secours des premiers, pleins d'allégresse et tout joyeux d'une victoire certaine, traînant avec eux des cordes pour nous amener garrottés dans le Khorassan. Remplis de joie, ils commencèrent à descendre progressivement du faîte d'une hauteur, mais, à mesure qu'ils descendaient, ils restaient sur place, la tête coupée par la main des nôtres. Et, à l'aide d'une fronde, les nôtres lançaient dans la ville les têtes des tués, afin de jeter l'effroi parmi les Turcs.

Puis le comte de Saint-Gilles et l'évêque du Puy tinrent conseil sur les moyens de miner une tour qui se trouvait devant leurs tentes. Des hommes furent désignés pour la miner, avec des arbalétriers et des archers pour les protéger. Ils creusèrent jusqu'aux fondements de la muraille et entassèrent des poutres et du bois, puis y mirent le feu. Le soir venu, la tour s'écroula, alors qu'il faisait déjà nuit, et, à cause de l'obscurité, on ne put engager le combat. Au cours de la nuit, les Turcs se levèrent en hâte et restaurèrent le mur si solidement que, le jour venu, il fut impossible de leur causer le moindre dommage de ce côté.

Bientôt arrivèrent Robert, comte de Normandie, le comte Étienne (6) et beaucoup d'autres, puis Roger de Barneville (7). Bohémond assiégea la ville sur le premier front; à côté de lui était Tancrède, puis venaient le duc Godefroi, le comte de Flandre, appuyé par Robert de Normandie, puis le comte de Saint-Gilles et, auprès de lui, l'évêque du Puy. Le blocus par terre fut tel que nul n'osait sortir de la ville ou y entrer; et, en cette occasion, tous ne formaient qu'un seul corps (8). Qui pouvait dénombrer cette formidable armée du Christ? Nul, je pense, n'a jamais vu et ne pourra jamais voir un pareil nombre de chevaliers aussi accomplis.

Mais il y avait d'un côté de la ville un lac immense (9) sur lequel les Turcs lançaient leurs barques, et ils pouvaient ainsi sortir et rentrer en amenant du fourrage, du bois et autres denrées. Nos chefs, après avoir tenu un conseil, envoyèrent à Constantinople des messagers chargés d'inviter l'empereur à faire conduire des barques à Civitot, où se trouve un port, et à donner l'ordre de réunir des boeufs pour les traîner à travers les montagnes et les forêts jusqu'à proximité du lac. Ainsi fut fait immédiatement, et l'empereur envoya en même temps ses Turcoples. Le jour où les barques furent ainsi convoyées, on ne voulut pas les mettre tout de suite à l'eau; mais, la nuit étant survenue, on les lança dans le lac, montées par des Turcoples bien armés. Au petit jour on vit la flottille voguer en bon ordre au milieu du lac et se diriger contre la ville. À cette vue, les Turcs furent saisis d'étonnement, ignorant s'ils avaient affaire à leurs gens ou à ceux de l'empereur. Quand ils reconnurent que c'était bien une troupe impériale, pris d'un effroi mortel, ils se répandirent en pleurs et en gémissements, tandis que les Francs exultaient et glorifiaient Dieu.

Voyant enfin qu'ils ne pourraient recevoir aucun secours de leurs armées, les Turcs envoyèrent une ambassade à l'empereur, offrant de rendre spontanément la ville s'il leur était permis de se retirer avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens. L'empereur, plein de vanité et de malveillance, ordonna qu'ils s'en iraient impunis et sans rien craindre et qu'ils seraient amenés devant lui en toute loyauté à Constantinople. Il les ménageait soigneusement, afin de les avoir tout prêts pour dresser des embûches et des obstacles aux Francs.

Ce siège dura sept semaines et trois jours (10). Beaucoup des nôtres y reçurent le martyre et, dans la joie et l'allégresse, rendirent à Dieu leurs âmes bienheureuses. Parmi les pauvres, beaucoup moururent de faim pour le nom du Christ. Montés triomphalement au ciel, ils revêtirent la robe du martyre en disant d'une seule voix: " Venge, Seigneur, notre sang répandu pour toi, qui es béni et digne de louanges dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il! "

(1) 14 mai 1097.
(2) La porte du midi était encore libre, parce qu'elle avait été réservée aux Provençaux. Ces renseignements sur les agissements des Turcs furent connus grâce à la capture d'un émissaire de Soliman par les croisés.
(3) 16 mai 1097.
(4) L'évêque du Puy commandait l'une des deux divisions de l'armée du midi.
(5) Allusion à la croix portée par les croisés sur leur armure.
(6) Étienne, comte de Blois et de Chartres, époux d'Adèle, fille de Guillaume le Conquérant, avait quitté la France avec son beau-frère Robert Courte-Heuse.
(7) Roger, seigneur de Barneville-sur-Mer (Manche).
(8) Témoignage important, qui montre pour la première fois une entente entre tous les chefs croisés.
(9) Le lac Ascanius, situé au sud de Nicée.
(10) Du 6 mai au 26 juin 1097, soit cinquante-un jours.

Traduction prise dans Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 37-43.


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Siège et prise de Nicée par Anne Comnène

De la sorte ils s'approchèrent de Nicée et se répartirent entre eux les tours avec les courtines qui les reliaient, car ils avaient décidé de faire l'assaut des remparts suivant certaines dispositions, afin de rivaliser ainsi entre eux et de mener le siège avec plus de vigueur; quant au secteur échu à Isangélès (1), ils le laissèrent inoccupé parce qu'ils attendaient sa venue. C'est à ce moment que l'autocrator arriva également à Pélékan (2) avec ses visées sur Nicée comme on l'a montré plus haut.

Les barbares qui étaient dans Nicée envoyaient de fréquents messages au sultan pour qu'il accourût à leur secours. Mais comme celui-ci tardait encore et qu'il y avait plusieurs jours déjà que le siège se poursuivait depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, en se voyant dans une situation très critique, ils changèrent d'avis et trouvèrent préférable de se rendre au basileus plutôt que de tomber aux mains des Celtes. Là dessus ils font venir Boutoumitès, qui leur avait souvent assuré, par des messages répétés, qu'ils seraient comblés de faveurs par le basileus, s'ils lui rendaient Nicée. L'autre promet plus nettement la bienveillance du basileus et montre ses engagements écrits, si on lui rend la place; aussi est-il accueilli avec joie par les Turcs qui avaient dès lors renoncé à résister à de telles multitudes, et qui jugeaient préférable de rendre spontanément la ville au basileus, en y gagnant argent et considération, plutôt que d'être inutilement victime de l'épée.

Boutoumitès n'était pas depuis deux jours dans la place qu'Isangélès survenait et se hâtait d'attaquer le rempart avec les hélépoles (3) dont il disposait. Dans l'intervalle un bruit se répand: le sultan (4) arrive. À cette nouvelle les Turcs reprennent courage et expulsent aussitôt Boutoumitès. Le sultan détacha une partie de ses troupes et les envoya reconnaître l'offensive d'Isangélès avec l'ordre, si elles rencontraient des Celtes, de ne pas refuser le combat avec eux. Les soldats d'Isangélès, qui les avaient vus de loin, leur livrèrent bataille. Mieux encore, les autres comtes et Bohémond lui-même, dès qu'ils furent informés de l'attaque de ces barbares, prélevèrent chacun deux cents hommes sur leurs compagnies et constituèrent une troupe imposante qu'ils envoyèrent aussitôt renforcer les troupes d'Isangélès: ils eurent l'avantage sur les barbares et les poursuivirent jusqu'au soir.

Cependant le sultan, nullement découragé par cet événement, prend les armes au lever du jour et avec toutes ses forces occupe la plaine qui s'étend sous les remparts de Nicée. Quand les Celtes apprennent sa présence, ils s'arment de pied en cap et comme des lions marchent contre l'ennemi. Alors éclate une lutte farouche et terrible. Tant qu'il fait jour, on combat avec des chances égales de part et d'autre; mais quand le soleil en vient au crépuscule, les Turcs tournent le dos et la nuit arrête le combat. Beaucoup tombèrent des deux côtés, tués pour la plupart; aussi bien presque tous y récoltèrent des blessures.

Après avoir remporté cette brillante victoire, les Celtes piquèrent sur leurs lances quantité de têtes et revinrent en les portant comme des étendards, afin que les barbares, avertis ainsi à longue distance de l'événement et effrayés par cette défaite dès le début, perdissent leur ardeur au combat. Or, tandis que les Latins agissaient et réfléchissaient de la sorte, le sultan, après avoir vu leurs foules innombrables et reconnu dans l'engagement même leur hardiesse invincible, donna cette consigne aux Turcs qui occupaient Nicée: " Faites désormais, dit-il, tout ce que vous jugerez préférable ". Car il savait d'avance qu'ils aimaient mieux rendre la ville au basileus plutôt que de tomber aux mains des Celtes.

Isangélès, tout à l'action du moment, construisit une bastille en bois de forme circulaire dont il recouvrit de peaux les deux flancs et d'osier tressé la face intérieure: une fois qu'elle fut solidement et entièrement achevée, il l'approcha de la tour qu'on appelle Gonatès. [...]

Mais finissons cette digression sur la tour Gonatès; quand Isangélès, en homme parfaitement expérimenté, eut construit la bastille en bois dont nous avons parlé et que les spécialistes en machines de guerre appellent " tortue ", il y fit introduire des hommes armés pour battre la muraille, ainsi que d'autres soldats munis d'instruments en fer pour ébranler cette tour par en bas; les premiers étaient chargés de combattre contre les défenseurs du rempart afin de permettre aux seconds, grâce à cela, de miner la tour. De plus, ces derniers substituaient des poutres aux pierres qu'ils retiraient; quand ils furent arrivés jusqu'à la paroi intérieure du mur au point de voir la lumière filtrer par une fissure, ils mirent le feu aux poutres qui s'enflammèrent. Quand elles furent réduites en cendres, la tour Gonatès s'inclina davantage encore, de sorte qu'elle ne perdit pas son nom. Après avoir fait au reste des remparts une ceinture de béliers et de tortues, et comblé le fossé extérieur avec de la terre pour ainsi dire en un instant, si bien que le terrain n'était plus de part et d'autre qu'une surface unie, les Celtes s'adonnèrent de tout leur pouvoir au siège de la ville. Le basileus, qui, à plusieurs reprises, avait considéré de près tous ces détails et constaté l'impossibilité où se trouvaient les Latins de prendre Nicée malgré leurs forces qui dépassaient toute évaluation, fit à son tour préparer des hélépoles de différents genres, dont la plupart n'étaient pas selon le modèle ordinaire de ces machines, mais selon d'autres plans de son invention, ce qui faisait l'admiration de tous, et les envoya aux comtes; [...]

Parce qu'il connaissait bien l'extrême solidité des remparts de Nicée, il savait qu'il était impossible aux Latins de la prendre; mais quand il apprit que le sultan introduisait facilement dans Nicée des renforts importants et tout le ravitaillement nécessaire par le lac voisin (5), il voulut s'assurer la maîtrise de celui-ci. C'est pourquoi il prépara des embarcations légères capables de tenir sur ces eaux, les chargea sur des chariots et les mit à flot sur le lac du côté de Kios; puis il y fit monter des soldats pesamment armés à qui il donna pour chef Manuel Boutoumitès et, afin de les faire paraître plus nombreux, leur distribua plus d'étendards qu'il n'était nécessaire avec des trompettes et des tambours.

Telles furent les dispositions prises par l'autocrator en ce qui concerne le lac; sur le continent, il fit venir Tatikios et celui qu'on nommait Tzitas avec des peltastes (6) courageux au nombre d'environ deux mille, et il les envoya contre Nicée avec l'ordre, dès qu'ils auraient débarqué et occupé le fort du seigneur Georges, de charger sur des mulets la grosse provision de traits qu'ils apportaient, puis, à une bonne distance des remparts de Nicée, de descendre de cheval, d'avancer à pied, d'établir leur camp en face de la tour dite tour de Gonatès, et ensuite d'accord [avec les Latins] d'attaquer les remparts boucliers contre boucliers. Dès que Tatikios fut arrivé avec son armée, il en donna avis aux Celtes conformément aux instructions du basileus. Tous aussitôt revêtirent leur armure et s'élancèrent à l'assaut des remparts, en poussant des cris de guerre et force clameurs.

Tandis que les gens de Tatikios envoyaient alors des nuées de traits et que les Celtes, ici faisaient des percées dans les remparts, là ne cessaient de lancer des pierres avec leurs catapultes, du côté du lac des barbares, épouvantés par les enseignes impériaux et les trompettes de Boutoumitès qui, à ce moment pour faire connaître les promesses du basileus, leur dépêchait également un message, en furent réduits au point de ne plus oser se pencher en dehors des créneaux de Nicée. Comme ils désespéraient en même temps de voir venir le sultan, ils jugèrent préférable de rendre la ville à l'autocrator et d'entrer en pourparlers à ce sujet avec Boutoumitès. Celui-ci leur tint le langage approprié et leur montra le chrysobulle que le basileus lui avait remis auparavant. Lorsqu'ils eurent entendu lire le chrysobulle par lequel le basileus promettait non seulement une amnistie, mais encore de l'argent et des dignités avec grande libéralité à la soeur et à la femme du sultan qui, disait-on, était la fille de Tzachas (7), ainsi qu'à tous les barbares de Nicée sans exception, confiants dans les promesses de l'autocrator, ils laissèrent pénétrer Boutoumitès. Aussitôt celui-ci fit savoir par lettres à Tatikios: " Nous tenons désormais la proie dans nos mains; il faut maintenant se préparer à l'assaut: faites en sorte que les Celtes s'y disposent également, mais veillez à ce qu'ils se bornent uniquement à combattre autour des remparts et à investir complètement les murs comme il convient, en ne donnant l'assaut qu'au lever du soleil ".

Ceci était en fait un artifice pour faire croire aux Celtes que la ville avait été prise de haute lutte par Boutoumitès et leur dissimuler l'intrigue de la reddition ourdie par l'autocrator. Le basileus voulait en effet que les tractations de Boutoumitès restassent ignorées des Celtes. Le lendemain, à la clameur des cris de guerre poussés des deux côtés de la ville, là par la terre ferme, les Celtes donnaient l'assaut avec la plus grande vigueur, tandis qu'ici Boutoumitès, monté aux créneaux, après avoir fixé sur les remparts les sceptres impériaux et les étendards, au son des cors et des trompettes acclamait l'autocrator. C'est de cette manière que toute l'armée romaine pénétra dans Nicée.

(1) Raymond de Saint-Gilles.
(2) Pélékan, au sud de Chalcédoine, près du golfe de Nicomédie.
(3) Une machine de siège qui est une tour mobile montée sur roues.
(4) Kilidj Arslan, fils de Soliman.
(5) Le lac Ascanios, qui touchait la ville.
(6) Infanterie légère.
(7) Émir turc et pirate de la ville de Smyrne.

Traduction par Bernard Leib, Alexiade, Paris, Les Belles Lettres, 1945, livre XI, pp. 7-13.


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Lettre d’Étienne de Blois à Adèle de Normandie sur le siège de Nicée

Nous nous sommes dirigés vers Nicomédie, ville dévastée par les Turcs, lieu du martyre de saint Pantaléon, où se trouve l'extrémité de ce bras de mer, puis vers la grande ville de Nicée, en bénissant le Seigneur. Nicée, ma chère, est ceinte d'une formidable muraille qui compte plus de trois cents tours. Nous y avons rencontré des Turcs audacieux et belliqueux: là, pendant quatre semaines, l'immense armée de Dieu livra un combat sans merci contre les Nicéens.

[...]

Les Turcs, saisis de terreur, firent savoir à l'empereur qu'ils se rendaient, sans armes, à la condition de recevoir un sauf-conduit et de se remettre vivants au pouvoir de l'empereur. Apprenant cela, le vénérable empereur vint jusqu'à nous, mais il n'osa pas entrer dans sa ville de Nicée, de peur d'être étouffé par la foule délirante de joie de ceux qui le vénéraient comme leur propre père. Il se retira dans une île, non loin de nous. Tous nos princes, à l'exception de moi-même et du comte de Saint-Gilles, s'y précipitèrent, pour se réjouir avec lui de cette si grande victoire, et il les reçut tous, ainsi qu'il le fallait, avec une grande bonté. Il était ravi que je demeure dans la ville pour veiller à ce que la foule hostile des Turcs n'attaque pas la cité ou notre armée: c'est avec une joie plus grande et plus agréable, puisque j'étais resté sur place, qu'il reçut son butin, presque l'équivalent d'une montagne d'or. Depuis l'île où il se trouvait, l'illustre empereur ordonna que les plus précieuses pièces du butin pris à Nicée, c'est-à-dire l'or, les pierres précieuses, l'argent, les étoffes, les chevaux, soient offertes aux chevaliers; toutes les victuailles furent distribuées aux soldats; les princes furent couverts de cadeaux pris sur son trésor personnel. C'est ainsi, comme je l'ai dit, que, sous le règne du Dieu triomphant, tomba la grande ville de Nicée, le XIIIe jour des calendes de juillet. On peut lire qu'à l'époque de l'Église primitive, les saints pères tinrent à Nicée un synode ; c'est là que, après avoir vaincu l'hérésie arienne, ils confirmèrent, inspirés par l'Esprit saint, la dévotion à la Sainte Trinité: cette ville, qui, à cause des erreurs des prêtres, était devenue la maîtresse des erreurs, est désormais, avec l'aide de Dieu, grâce aux pécheurs, ses serviteurs, l'élève de la vérité. Et je t'assure, ma chère, que si Antioche ne nous avait pas fait obstacle, nous aurions fait en cinq semaines le chemin qui sépare Nicée de Jérusalem. Porte-toi bien.

Traduction prise dans Ghislain Brunel (trad.), Sources d'histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, Paris, Larousse, 1992, pp. 374-376.


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LA BATAILLE DE DORYLÉE
ET LA TRAVERSÉE DE L'ASIE MINEURE


Bataille de Dorylée, vue par l'Anonyme des Gesta Francorum

Le troisième jour, les Turcs attaquèrent violemment Bohémond et ses compagnons. Aussitôt les Turcs commencèrent à grincer des dents, à pousser des huées et des cris retentissants, répétant je ne sais quel mot diabolique dans leur langue (1). Le sage Bohémond, voyant ces innombrables Turcs poussant au loin des clameurs et criant d'une voix démoniaque, fit aussitôt descendre les chevaliers de leurs montures et dresser rapidement les tentes. Avant que les tentes furent dressées, il répéta à tous les chevaliers: " Sires et vaillants chevaliers du Christ, voici que de tous côtés nous attend une bataille difficile. Que tous les chevaliers aillent donc droit devant eux avec courage et que les piétons dressent prudemment et rapidement les tentes."

Quand tous ceci fut accompli, les Turcs nous entouraient déjà de tous côtés, combattant, lançant des javelots et tirant des flèches à une distance merveilleuse. Et nous, bien qu'incapables de leur résister et de soutenir le poids d'un si grand nombre d'ennemis, nous nous portâmes cependant à leur rencontre d'un coeur unanime. Jusqu'à nos femmes qui, ce jour-là, nous furent d'un grand secours en apportant de l'eau à boire à nos combattants et peut-être aussi en ne cessant de les encourager au combat à la défense. Le sage Bohémond ne tarda pas à mander aux autres, c'est-à-dire au comte de Saint-Gilles, au duc Godefroi, à Hugue le Mainsné, à l'évêque du Puy et à tous les autres chevaliers du Christ, de se hâter et de marcher rapidement au combat, leur faisant dire: " Si aujourd'hui ils veulent prendre part à la lutte, qu'ils viennent vaillamment. " Et le duc Godefroi, connu pour son audace et son courage, puis Hugue le Mainsné arrivèrent d'abord ensemble avec leurs troupes, puis l'évêque du Puy les suivit bientôt avec sa troupe et, après lui, le comte de Saint-Gilles avec une armée nombreuse.

Les nôtres se demandaient avec étonnement d'où avait pu sortir une pareille multitude de Turcs, d'Arabes, de Sarrasins et autres, impossible à énumérer, car toutes les hauteurs et les collines et les vallées et toutes les plaines, à l'intérieur et à l'extérieur, étaient entièrement couvertes de cette race excommuniée. Il y eut entre nous un entretien intime, dans lequel, après avoir loué Dieu et pris conseil, nous disions: " Soyez de toute manière unanimes dans la foi du Christ et dans la victoire de la sainte croix, car aujourd'hui, s'il plaît à Dieu, vous deviendrez tous riches."

Sur-le-champ nos batailles furent ordonnées. À l'aile gauche étaient le sage Bohémond, Robert de Normandie, le prudent Tancrède, Robert d'Ansa et Richard du Principat (2); l'évêque du Puy dut s'avancer par une autre hauteur, afin de cerner les Turcs incrédules. À l'aile gauche aussi chevauchait le très vaillant chevalier Raymond, comte de Saint-Gilles. À l'aile droite étaient le duc Godefroi, puis le vaillant chevalier qu'était le comte de Flandres et Hugue le Mainsné et plusieurs autres dont j'ignore les noms.

À l'approche de nos chevaliers, les Turcs, les Arabes, les Sarrasins, les Angulans (3) et tous les peuples barbares s'enfuirent à travers les défilés des montagnes et les plaines. Le nombre de Turcs, des Persans, des Pauliciens (4), des Sarrasins, des Angulans et autres païens s'élevait à 360 000, sans compter les Arabes, dont nul, si ce n'est Dieu, ne connaît le nombre. Ils s'enfuirent avec une vitesse extraordinaire jusqu'à leurs tentes, mais ils ne purent y demeurer longtemps. Ils reprirent leur fuite et nous les poursuivîmes en les tuant pendant tout un jour; et nous fîmes un butin considérable, de l'or, de l'argent, des chevaux, des ânes, des chameaux, des brebis, des boeufs et beaucoup d'autres choses que nous ignorons. Si le Seigneur n'eût été avec nous dans cette bataille, s'il ne nous avait pas envoyé rapidement l'autre armée, aucun des nôtres n'eût échappé, car, de la troisième à la neuvième heure, le combat fut ininterrompu. Mais Dieu tout-puissant, pitoyable et miséricordieux, ne permit pas que ses chevaliers périssent ou tombassent entre les mains de leurs ennemis, et il nous envoya ce secours en toute hâte. Deux chevaliers des nôtres, plein d'honneur, Godefroi de Monte-Scabioso et Guillaume, fils du Marquis, frère de Tancrède, et d'autres chevaliers et piétons dont j'ignore les noms trouvèrent ici la mort.

(1) Probablement le cri de guerre traditionnel: " Allah akbar " (Dieu est grand!).
(2) Richard du Principat était le neveu de Robert de Guiscard et comte du Principat. Robert d'Ansa était un seigneur normand d'Italie méridionale.
(3) On ignore s'il s'agit d'un peuple ou d'un corps de troupes ainsi désigné à cause de son armement.
(4) Bien que l'État des Pauliciens ait été détruit en 872 par Basile I, leurs doctrines se sont perpétuées en Europe dans celles des Bogomiles et, en Asie, dans un certain nombre de sectes, telles que les Christopolites de Phrygie, mentionnés au XIe siècle; persécutées dans l'empire ces sectes s'étaient réfugiées en territoire musulman.

Traduction prise dans Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 45-51.


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La bataille de Dorylée, selon Anne Comnène

Lorsque Tatikios, avec sa troupe, et tous les comtes, avec les multitudes innombrables de Celtes qu'ils commandaient, furent arrivés au bout de deux jours à Leukai, sur sa demande expresse on confia à Bohémond l'avant-garde, tandis que les autres suivaient par derrière en lignes et à marche lente. Comme Bohémond avançait plus rapidement, lorsque les Turcs l'aperçurent dans la plaine de Dorylée (1), ils crurent avoir affaire à l'armée entière des Celtes et, plein de mépris pour elle, lui livrèrent aussitôt bataille. Alors le Latin gonflé d'orgueil qui avait osé s'asseoir sur le trône impérial, oubliant la recommandation de l'autocrator, s'élança en tête des lignes de Bohémond et, stupidement, courut en avant des autres. Le résultat fut que quarante de ses compagnons périrent alors; lui-même, grièvement blessé, tourna le dos aux ennemis et courut jusqu'au milieu des lignes, proclamant par sa conduite, même s'il n'eût voulu le faire de vive voix, combien les conseils de l'autocrator étaient sages.

Quand Bohémond vit que les Turcs combattaient avec acharnement, il envoya appeler à son aide les forces celtes. Celles-ci arrivèrent en hâte; après quoi une lutte farouche et terrible s'engagea. La victoire resta à l'armée romaine et celte. De là, les bataillons reprirent en rangs serrés leur marche en avant [...]

(1) Aujourd'hui Eski-Shéhir.

Traduction par Bernard Leib, Alexiade, Paris, Les Belles Lettres, 1945, livre XI, p. 18.


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La bataille de Dorylée selon Ibn al-Qalânisî

When he had thus killed a great number, they turned their forces against him, defeated him, and scattered his army, killing many and taking many captive, and plundered and enslaved. The Turkmens, having lost most of their horses, took to flight. The King of the Greeks bought a great many of those whom they had enslaved, and had them transported to Constantinople. When the news was received of this shameful calamity to the cause of Islam, the anxiety of the people became acute and their fear and alarm increased. The date of this battle was the 20th of Rajab (4th July, 1097).

Traduction par H. A. R. Gibb, The Damascus Chronicle of the Crusades, London, Luzac & CO., 1932, p. 42.


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Les Turcs vus par l'Anonyme des Gesta Francorum

Qui sera assez sage, assez savant pour oser décrire la sagacité, les dons guerriers et la vaillance des Turcs? Ils croyaient effrayer la nation des Francs par la menace de leurs flèches, comme ils ont effrayé les Arabes, les Sarrasins, les Arméniens, les Syriens, les Grecs. Mais, s'il plaît à Dieu, ils ne vaudront jamais les nôtres. À la vérité, ils se disent de la race des Francs et prétendent que nul, à part les Francs et eux, n'a le droit de se dire chevalier (1). Je dirai la vérité, et nul ne la contestera: certainement, s'ils avaient toujours gardé fermement la foi du Christ et de la sainte Chrétienté, s'ils avaient voulu confesser un seul Seigneur en trois personnes, est ressuscité d'entre les morts, est monté au ciel à la vue de ses disciples, a envoyé la consolation parfaite de l'Esprit-Saint, s'ils avaient voulu croire, avec une foi et un jugement droit, qu'il règne au ciel et sur la terre, on ne trouverait personne qui puisse leur être égalé en puissance, en courage, en science de la guerre; et pourtant, par la grâce de Dieu, ils furent vaincus par les nôtres.

(1) Allusion curieuse à la légende qui fait descendre des Troyens les Francs et les Turcs.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 51-53.


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Traversée pénible de l'Asie Mineure, selon les Gesta Francorum

Et nous les [les Turcs] poursuivions à travers des déserts et une terre dépourvue d'eau et inhabitable, d'où nous eûmes du mal à sortir vivants. La faim et la soif nous pressaient de toute part et nous n'avions presque plus rien à manger, sauf les épines que nous arrachions et frottions dans nos mains: voilà de quels mets nous vivions (1) misérablement. Là mourut la plus grande partie de nos chevaux, si bien que beaucoup de nos chevaliers restèrent à pied: par pénurie de montures, nous nous servions de boeufs en guise de destriers et, dans cette extrême nécessité, des chèvres, des moutons, des chiens étaient employés à porter nos bagages.

(1) Probablement les cactus, aloès et autres plantes épineuses, seule végétation des déserts d'Anatolie.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 55-57.


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Traversée de l'Antitaurus, selon les Gesta Francorum

Nous qui restâmes à Coxon, nous en sortîmes et pénétrâmes dans la montagne diabolique, si élevée et si étroite que, dans le sentier situé sur le flanc, nul n'osait précéder les autres; les chevaux se précipitaient dans les ravins et chaque sommier (1) en entraînait un autre. De tous côtés les chevaliers montraient leur désolation et se frappaient de leurs propres mains, de douleur et de tristesse, se demandant que faire d'eux-mêmes et de leurs armes. Ils vendaient leurs boucliers et leurs bons hauberts avec les heaumes pour une somme de trois à cinq deniers ou pour n'importe quoi. Ceux qui n'avaient pu les vendre les jetaient pour rien loin d'eux et continuaient leur route.

(1) Cheval chargé de paquets.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), p. 65.


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LE SIÈGE D'ANTIOCHE


Lettre d'Étienne de Blois à Adèle de Normandie sur le siège d'Antioche

Étienne, comte, à sa très douce et très aimable épouse Adèle, à ses très chers enfants; et à tous ses fidèles grands et petits, salut et bénédiction. Crois bien, ma très chère, que cet envoyé que je t'ai adressé, m'a laissé devant Antioche sain et bien portant, et grâce à Dieu rempli de toutes sortes de prospérités. Déjà, depuis vingt-trois semaines, nous occupions, avec toute l'armée du Christ, le poste que nous avait assigné le Seigneur Jésus dont la vertu nous pénétrait. Tiens pour certain, ma chère, que je possède maintenant de l'or, de l'argent, et beaucoup d'autres choses précieuses, en quantité double de ce dont ta tendresse me savait possesseur le jour où je t'ai quittée. Car tous les princes m'ont établi jusqu'à nouvel ordre, malgré la résistance que j'ai opposée, leur Seigneur dans le Conseil général de l'armée, le directeur et l'administrateur de toutes les affaires. Vous n'avez pas manqué d'apprendre qu'après la prise de la ville de Nicée, nous avons eu une grande bataille à soutenir contre les Turcs perfides, et qu'à l'aide de Dieu nous les avons vaincus. Après quoi, nous avons conquis au Seigneur toute la Romanie et la Cappadoce. Ayant appris qu'un prince turc nommé Assâm régnait dans la Cappadoce, nous nous sommes dirigés de son côté. Nous avons emporté de vive force toutes ses places fortes, et l'avons forcé de se renfermer dans un château puissamment fortifié qu'il possédait au sommet d'une roche élevée. Nous avons donné la terre de cet Assâm à l'un de nos princes, et nous l'avons laissé en ce lieu avec un certain nombre de soldats du Christ, pour qu'il eût à guerroyer contre ce même Assâm. Ensuite nous avons mis en fuite jusqu'au grand fleuve de l'Euphrate, à travers l'Arménie, ces abominables Turcs qui ne cessaient de nous inquiéter. Arrivés sur les rives du fleuve, ils le franchirent en abandonnant leurs bagages et leurs bêtes de somme, et s'enfuirent en Arabie. Cependant les plus audacieux d'entre les Turcs, pénétrant dans la Syrie, au moyen d'une marche forcée de jour et de nuit, s'efforcèrent de se porter au-devant de la ville royale d'Antioche, dans le dessein de s'y introduire avant notre arrivée. Mais, en apprenant cette nouvelle, l'armée rendit d'unanimes actions de grâces au Seigneur tout-puissant. Nous nous hâtâmes, dans les transports de notre joie, de nous porter au-devant de la susdite ville d'Antioche, et de la mettre en état de siège. Nous eûmes sur ce point de nombreuses rencontres avec les Turcs. Animés du plus intrépide courage, et le Christ marchant à notre tête, nous avons eu sept combats à soutenir contre les habitants d'Antioche et contre les innombrables auxiliaires qui leur arrivaient, et à la rencontre desquels nous nous portions. Dans ces sept engagements nous les avons vaincus avec l'aide de Dieu, et nous avons tué un nombre infini d'ennemis. Dans ces combats, comme dans les assauts multipliés que nous avons donnés à la ville, beaucoup de Chrétiens, nos frères, sont morts, et leurs âmes ont été, sans nul doute, admises aux triomphes du Paradis.

Nous avons reconnu que la grande ville d'Antioche était forte au-delà de toute expression et inexpugnable. Plus de cinq mille soldats turcs déterminés s'étaient renfermés dans la ville, sans parler des Sarrasins et des Publicains, Arabes, Turcopoles, Syriens, Arméniens et autres nations diverses, qui s'y étaient aussi donné rendez-vous en nombre infini. Pour combattre ces ennemis de Dieu et les nôtres, nous avons, jusqu'à ce jour, par la grâce de Dieu, supporté de grandes fatigues et des maux innombrables. Plusieurs déjà, dans ce saint martyre, ont consommé tout ce qu'ils possédaient. Plusieurs de nos Français auraient trouvé la mort dans les horreurs de la faim, si la clémence divine et notre propre bourse ne fussent venues à leur secours. Pendant tout l'hiver, nous avons souffert pour l'amour du Christ, au-devant de la ville d'Antioche, les froids les plus rigoureux et les pluies les plus excessives. On dit que, dans toute l'étendue de la Syrie, on peut à peine supporter les ardeurs du soleil. Cela est faux, car leur hiver est semblable à nos hivers de l'Occident. Lorsque Caspien, émir, c'est-à-dire prince et souverain d'Antioche, se vit à la veille de succomber sous nos efforts, il envoya son fils nommé Sensadolo, au prince qui commande à Jérusalem, à Rodoam prince d'Alep, et à Docap prince de Damas. Il l'envoya aussi en Arabie auprès de Bolianuth, et dans le Chorassan auprès d'Hamelnuth. Ces cinq émirs ne tardèrent pas de se porter au secours des habitants d'Antioche, avec une troupe d'élite de douze mille Turcs. De notre côté, ignorant ce qui se passait, nous avions disséminé un grand nombre de nos soldats dans les diverses villes et places fortes. Nous possédons en effet dans la Syrie cent soixante-cinq villes et châteaux. Mais un peu avant qu'ils n'arrivassent devant la ville, nous nous portâmes au-devant d'eux par une marche de trois lieues, avec sept cents chevaliers, dans une plaine située près du pont de fer. Or Dieu combattit contre eux en notre faveur, nous qui nous sommes ses Fidèles; car ce jour-là, par la vertu de Dieu, nous les vainquîmes dans une bataille, et en fîmes un grand carnage, Dieu n'ayant cessé de combattre pour nous. Nous rapportâmes même plus de deux cents têtes dans le camp, afin de réjouir les regards des Chrétiens. Cependant l'Empereur de Babylone (le Caire) nous envoya ses députés sarrasins porteurs de ses lettres, et fit, par leur intermédiaire, un pacte d'amitié avec nous.

Je désire t'apprendre, ma très chère, ce qui nous arriva pendant le temps du carême. Nos princes avaient décidé d'élever une forteresse devant une certaine porte qui était située entre notre camp et la mer; car les Turcs, sortant journellement par cette porte, massacraient les nôtres lorsqu'ils se rendaient du côté de la marine. Or la ville d'Antioche est située à cinq lieues de la mer. C'est pourquoi on envoya un jour vers le port le brave Boémond et le comte Raymond de Saint-Gilles, avec mille soixante cavaliers seulement (1) pour en ramener des matelots à l'effet d'aider à la construction projetée. À leur retour, nos deux princes et les matelots qu'ils escortaient furent attaqués au moment où ils s'y attendaient le moins, par une division turque qui leur fit courir un grand danger et les mit en fuite. Dans cette fuite précipitée, plus de cinq cents de nos hommes de pied perdirent la vie pour la gloire de Dieu. Quant à nos chevaliers, dans l'ignorance de leur infortune, nous nous portâmes au-devant d'eux sans autre motif que de faire à des frères une joyeuse réception. Mais comme nous approchions de la porte de la ville dont nous venons de parler, une foule de cavaliers et d'hommes de pied sortis d'Antioche, fiers du triomphe de leurs armes, se précipitèrent également sur nous. Ce que voyant, les nôtres envoyèrent un avis au camp des Chrétiens, pour que toute l'armée se mit en mesure de nous suivre afin de soutenir le combat. Pendant que les nôtres se réunissaient, les deux princes qui s'étaient séparés de l'armée, à savoir: Boémond et Raymond, arrivèrent avec les débris de leur troupe, et racontèrent le grand malheur qui venait de leur arriver. À cette terrible nouvelle, nos soldats enflammés de colère s'élancèrent sur les Turcs sacrilèges, prêts à mourir pour le Christ à raison du désastre arrivé à leurs frères. Les ennemis de Dieu et les nôtres, prenant aussitôt la fuite, essayèrent de rentrer dans leur ville. Mais grâce à Dieu la chose se passa bien autrement qu'ils ne pensaient. Car lorsqu'il voulurent traverser le grand pont construit sur le fleuve, nous nous mîmes à leur poursuite, et en tuâmes un grand nombre avant qu'ils arrivassent au pont. Nous en poussâmes beaucoup d'autres dans le fleuve où ils trouvèrent tous la mort. D'autres en grand nombre furent tués sur le pont ou même auprès de la porte donnant entrée dans la ville. Je te dis en vérité, ma chère, et tu peux croire à la véracité de mes paroles que, dans cet engagement, nous avons tué trente émirs ou princes, et trois cents cavaliers turcs de noble condition, sans parler des autres Turcs et Païens. Il a été constaté que les Turcs et les Sarrasins ont eu douze cent trente morts. De notre côté, nous n'avons pas perdu un seul homme.

Pendant que mon chapelain Alexandre vous écrivait à la hâte ces lettres le lendemain de Pâques, un détachement des nôtres placé en embuscade et ayant le Seigneur à sa tête, a combattu et mis en déroute les Turcs, et leur a tué soixante cavaliers, dont ils ont apporté les têtes dans le camp.

Ce que je t'écris, ma très chère, est peu de choses en comparaison des autres événements. Et comme je ne puis t'exprimer tout ce que j'ai dans l'âme, je me borne à t'engager à bien te porter et à soigner ton mal de jambe (2), et enfin à traiter convenablement, ainsi qu'il te convient, tes enfants et tes hommes de tes domaines, parce que tu me verras certainement le plus tôt qu'il me sera possible. Adieu.

(1) Le texte fut altéré "Cum LX tantum militum milibus, miserunt", le vrai chiffre serait non 60 000 mais 60 cavaliers.
(2) L'auteur affirmait qu'il ne savait pas s'il avait fidèlement traduit ce passage: mando ut...tibiae tuae egregie disponas. Selon la traduction dans A Source Book of Mediaeval History de Frederic Austin, "I charge you to do right, to watch carefully over your land, [...] ", p. 296. Comte Riant dans "Inventaire des lettres historiques des croisades", parle du manuscrit de Paris, très ancien et plus correct que celui d'Achery, au lieu de tibiae, celui de Paris donne terrae. Archives de l'Orient Latin, New York, AMS Press, 1978 (1881), p. 169.

Pour la date de production, Étienne donna le jour exact, le lendemain de Pâques, soit le 29 mars 1098. Voir Comte Riant, "Inventaire des lettres...", pp. 168-169.

Traduction prise dans J.F.A. Peyré, Histoire de la Première Croisade, Paris, Aug. Durand, 1859, vol. 2, pp. 475-479.


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Désertions pendant le siège d'Antioche, selon les Gesta Francorum



Désertion de Pierre l'Ermite

Guillaume le Charpentier (1) et Pierre l'Ermite, à cause de cette grande calamité et de cette misère, s'évadèrent secrètement. Tancrède les poursuivit, les rattrapa et les ramena avec lui en grande honte. Ils lui donnèrent leur foi et leur serment qu'ils reviendraient volontiers au camp et feraient satisfaction aux seigneurs. [Guillaume fut réprimandé par Bohémond dans sa tente] Mais dans la suite le Charpentier, dévoré d'une grande honte, n'attendit pas longtemps pour fuir en cachette (2).

(1) Guillaume le Charpentier, vicomte de Melun, parent de Hugue le Mainsné. Il avait fait partie de l'armée de Godefroi de Bouillon.
(2) Il s'enfuit pendant le siège d'Antioche par Kerbôga.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 77-79.

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Désertion de Tatikios

Cependant, Tatikios, notre ennemi, informé (1) que des armées de Turcs marchaient contre nous, se déclara rempli de crainte, nous voyant déjà tous morts ou tombés aux mains de nos ennemis et, forgeant toute espèce de mensonges, il dit: "Seigneurs et hommes très prudents, voyez dans quelle grande nécessité nous sommes; et nous ne voyons venir de secours d'aucune part. Laissez-moi donc regagner ma patrie, la Romanie (2), et, n'en doutez pas, je ferai venir ici par mer des navires chargés de blé, de vin, d'orge, de viande, de farine et de fromages et de tout ce qui nous est nécessaire; je vous enverrai des chevaux à vendre et le ravitaillement arrivera ici à travers la terre qui est dans la fidélité de l'empereur. Et de tout ceci je vous le jurerai fidèlement et j'attendrai. Les gens de ma maison (3) et ma tente sont encore au camp et, croyez-le fermement, je reviendrai le plus tôt possible. "

Il termina ainsi son discours. Cet ennemi s'en alla et laissa au camp tout ce qui lui appartenait. Il demeure et demeurera à jamais dans son parjure. Nous étions alors dans la plus grande nécessité: les Turcs nous pressaient de tous côtés, si bien que nul n'osait sortir des tentes, car ceux-ci nous serraient d'une part et de l'autre la famine nous torturait, et toute aide, tout secours nous faisait défaut. La menue gent s'enfuyaient à Chypre, en Romanie, dans les montagnes, et surtout nous n'osions aller jusqu'à la mer par crainte des Turcs exécrables; nous n'avions aucune issue.[...]

(1) Tetigus (Tatikios), grand primicier, représentait l'empereur Alexis auprès des croisés.
(2) La " Romanie " désigne ici tout l'empire, suivant le sens employé couramment par les Grecs.
(3) Désigne la " maison " civile et militaire du haut dignitaire byzantin qu'était Tatikios.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 79-81.

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Désertion d'Étienne de Blois

Aussi, Étienne, comte de Chartres, l'insensé, que nos grands avaient élu comme chef suprême (1), feignit, avant qu'Antioche fut prise, d'être atteint d'une maladie et se retira honteusement dans une autre ville forte appelée Alexandrette (2). Et nous, chaque jour, nous attendions qu'il vînt nous porter secours, enfermés que nous étions dans la ville sans aucune aide salutaire. Mais lui, ayant appris que l'armée des Turcs nous entourait et nous assiégeait, il gravit secrètement une montagne voisine qui se trouvait à proximité d'Antioche (3) et il aperçut les tentes innombrables. Saisi d'une grande terreur, il se retira et s'enfuit à la hâte avec sa troupe. Revenu dans son camp, il le déménagea et battit rapidement en retraite (4).

(1) Étienne, comte de Chartres et de Blois, avait été élu chef suprême le 29 mars 1098.
(2) Le port d'Alexandrette, situé à environ soixante kilomètres au nord d'Antioche.
(3) Un des sommets du Djebel-Ahmar (1600 mètres), qui domine au nord la plaine d'Antioche.
(4) Il semble s'être embarqué avec sa troupe et ce fut au cours d'une escale qu'il apprit la présence de l'empereur à Philomelium.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), p. 141.

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Désertion de Guillaume de Grandmesnil

Les uns combattaient hors de la ville, les autres à l'intérieur, le jour de la cinquième férie, pendant toute la journée jusqu'au soir (1). Sur ces entrefaites, Guillaume de Grandmesnil et son frère Aubri (2), Gui Trousseau (3) et Lambert le Pauvre (4), terrifiés par le combat de la veille, qui avait duré jusqu'au soir, s'enfuirent secrètement la nuit le long du mur du côté de la mer, si bien que de leurs pieds et de leurs mains il ne restait plus que les os (5), et beaucoup, qui me sont inconnus, s'enfuirent avec eux. Arrivés aux navires qui se trouvaient à Port-Saint-Siméon, ils dirent aux matelots: " Que faîtes-vous là, malheureux? Tous les nôtres sont tués, et c'est à grand'peine que nous-mêmes avons échappé à la mort, car l'armée turque nous assiège dans la ville de tous côtés. " À ces mots, ceux-ci restèrent stupéfaits, puis, frappés de terreur, ils coururent à leurs navires et se mirent à la mer. Puis les Turcs survinrent et tuèrent tous ceux qu'ils trouvèrent, mirent le feu aux navires embossés dans le lit du fleuve et s'emparèrent de leurs dépouilles.

Nous qui restâmes, nous ne pouvions plus supporter le poids de leurs armes et nous établîmes entre eux et nous un mur (6) que nous gardions jour et nuit. Au même moment, nous fûmes tellement resserrés par le blocus que nous mangions nos chevaux et nos ânes.

(1) Le 10 juin 1098.
(2) Grandmesnil, arrondissement de Lisieux.
(3) Guy I Trousseau de Montlhéry.
(4) Lambert le Pauvre, comte de Clermont, près de Liége.
(5) C'est-à-dire qu'en descendant le long du mur ils s'étaient écorchés au point que leurs os étaient à vif.
(6) Ce mur fut construit à l'intérieur de la ville, dont les Turcs occupaient les parties hautes.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 127-129.


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Prise d'Antioche par les croisés, selon les Gesta Francorum

Bientôt Bohémond commença à presser son ami humblement par des demandes quotidiennes, lui promettant toute espèce d'égards et d'avantages en ces termes: " Voici venir le moment favorable où nous pourrons accomplir le bien que nous avons résolu: que mon ami Pirrus m'accorde maintenant son aide. " Celui-ci, enchanté, déclara qu'il l'aiderait comme il devait faire. La nuit suivante (1), il envoya à Bohémond son propre fils en otage, afin de lui confirmer qu'il lui livrerait l'entrée de la ville, et lui adressa ce message: " Que demain toute l'armée franque soit convoquée par lui, comme s'il s'agissait d'aller dévaster la terre des Sarrasins, qu'il dissimule et revienne rapidement par la montagne de droite (2). Et moi, observant ces troupes avec attention, je les attendrai et les recevrai dans les tours que j'ai en mon pouvoir et sous ma garde. "

[...]

Tout fut donc disposé ainsi: les chevaliers tinrent la plaine, les piétons la montagne; toute la nuit ils marchèrent et chevauchèrent jusqu'à l'aurore (3), puis ils approchèrent des tours, dont le gardien avait veillé toute la nuit. Aussitôt, Bohémond mit pied à terre et donna ses instructions à tous par ces mots: " Allez en toute sécurité et en bon accord; montez par l'échelle jusqu'à Antioche, que nous aurons bientôt, s'il plaît à Dieu, sous notre garde. " Ils vinrent jusqu'à l'échelle qui était dressée et fortement liée aux murs de la cité; environ soixante hommes des nôtres l'escaladèrent et furent répartis entre les tours dont il avait la garde. Pirrus, voyant que si peu des nôtres étaient montés, commença à craindre, redoutant pour lui et les nôtres de tomber entre les mains des Turcs. " Nous avons peu de Francs ", s'écria-t-il. " Où est donc cet ardent Bohémond? Où est cet invincible? " Au même moment un sergent longobard redescendit et, courant précipitamment à Bohémond, lui dit: " Que fais-tu là, homme prudent? Pourquoi es-tu venu ici? Voici que nous tenons déjà trois tours! " Excité par ces mots, il rejoignit les autres, et tous parvinrent joyeusement à l'échelle.

À cette vue, ceux qui étaient déjà dans les tours se mirent à crier d'une voix joyeuse: " Dieu le veut! " Nous-mêmes poussions le même cri. Alors commença l'escalade merveilleuse; ils atteignirent enfin le faîte et coururent à la hâte aux autres tours; ils massacraient tous ceux qu'ils y trouvaient, et le frère de Pirrus périt ainsi. Puis l'échelle par laquelle avait lieu notre escalade se rompit, ce qui nous plongea dans une grande angoisse et dans la tristesse. Cependant, bien que l'échelle fût rompue, il y avait à notre gauche une porte fermée, ignorée de quelques-uns. Il faisait encore nuit, mais, en tâtonnant et en cherchant, nous finîmes par la trouver: tous nous y courûmes et, après l'avoir brisée, nous entrâmes grâce à elle.

À ce moment, une immense clameur résonnait dans toute la ville. Bohémond ne perdit pas de temps, mais il ordonna que sa glorieuse bannière fût arborée sur une éminence en face du château (4). Au point du jour, ceux qui étaient encore dans leurs tentes entendirent la rumeur immense qui retentissait dans la ville. Étant sortis à la hâte, ils virent flotter la bannière de Bohémond sur une hauteur; aussitôt entraînés par une course rapide, ils pénétrèrent dans la ville à travers les portes et massacrèrent les Turcs et les Sarrasins qu'ils rencontrèrent, à l'exception de ceux qui parvinrent à fuir dans la citadelle du haut: d'autres Turcs sortirent par les portes et durent leur salut à la fuite.

Cassian (5), leur seigneur, se mit aussi à fuir avec beaucoup d'autres qui étaient à sa suite et, en fuyant, il parvint dans la terre de Tancrède (6), non loin de la cité. Comme leurs chevaux étaient fatigués, ils pénétrèrent dans un casal (7) et se réfugièrent dans une maison. Mais ils furent reconnus par les habitants, des Syriens et des Arméniens, qui saisirent aussitôt Cassian et lui coupèrent la tête, qu'ils portèrent à Bohémond, afin d'obtenir leur liberté. Le ceinturon et le fourreau de son cimeterre furent vendus soixante besants.

Ces événements eurent lieu le troisième jour de juin, cinquième férie, trois jours avant les nones de juin. Toutes les places de la ville étaient encombrées de cadavres, au point que nul ne pouvait y séjourner à cause de la puanteur. On ne pouvait circuler dans les rues qu'en marchant sur les cadavres des morts.

(1) La dernière nuit qui précède la reddition d'Antioche, nuit du 2 au 3 juin.
(2) La terre des Sarrasins était située à l'est et au sud; la montagne à droite (par rapport au camp des croisés) était, au contraire, à l'ouest, où se trouvaient les tours de Firouz.
(3) Au méridien d'Antioche, le 3 juin, le soleil se lève à quatre heures et demie; ce fut donc vers quatre heures que commença l'escalade.
(4) Il s'agit de la citadelle d'Antioche, située au point le plus élevé de l'enceinte, sur les pentes du mont Cassius. Les croisés ne purent s'en emparer.
(5) Cassian, transcription de Iagi-Sian, Jaghi-Seian, Yâgi-Sian. Émir d'Antioche et beau-père de Roudwân, prince d'Alep.
(6) La "terre de Tancrède" désigne certainement la région située à l'ouest de l'enceinte gardée par Tancrède et non les villes acquises par Tancrède en Cilicie.
(7) Le " casal " est un village habité par des tenanciers et entouré de terres.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 103-111.


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Prise d'Antioche selon Ibn al-Qalânisî

At the end of First Jumâdâ (beginning of June, 1098) the report arrived that certain of the men of Antioch among the armourers in the train of the amir Yâghî Siyân had entered into a conspiracy against Antioch and had come to an agreement with the Franks to deliver the city up to them, because of some ill-usage and confiscations which they had formerly suffered at his hands. They found an opportunity of seizing one of the city bastions adjoining the Jabal, which they sold to the Franks, and thence admitted them into the city during the night. At daybreak they raised the battle cry, whereupon Yâghî Siyân took to flight and went out with a large body, but not one person amongst them escaped to safety. When he reached the neighbourhood of Armanâz, an estate near Ma'arrat Masrîn, he fell from his horse to the ground. One of his companions raised him up and remounted him, but he could not maintain his balance on the back of the horse, and after falling repeatedly he died. As for Antioch, the number of men, women and children, killed, taken prisoner, and enslaved from its population is beyond computation. About three thousand men fled to the citadel and fortified themselves in it, and some few escaped for whom God had decreed escape.

Traduction par H. A. R. Gibb, The Damascus Chronicle of the Crusades, London, Luzac & CO., 1932, p. 44.


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Prise d'Antioche selon Ibn al-Athir

Quand le seigneur d'Antioche, Yaghi Siyân apprit leur approche il redouta un mouvement des chrétiens qui demeuraient dans la ville. Il ne fit donc sortir, pour creuser les tranchées que la population musulmane; le lendemain, pour le même travail, il n'envoya que les chrétiens. Il les fit travailler jusqu'au soir, mais quand ils voulurent rentrer dans la ville, il les en empêcha en disant: " Antioche est à vous, mais vous devez me la laisser tant que je n'aurai pas vu comment s'arrangent nos affaires avec les Francs. " Ils lui dirent: " Qui protégera nos enfants et nos femmes? " Il répondit: " Je m'en occuperai à votre place " et eux durent se résigner à rester dans le camp des Francs qui assiégèrent la ville pendant neuf mois. Yaghi Siyân manifesta un courage, une habileté, une fermeté et une prudence incomparables. La majeure partie des Francs périt. S'ils étaient restés aussi nombreux qu'à leur arrivée, ils auraient occupé tous les pays d'Islam. Yaghi Siyân protégea les familles des chrétiens qu'il avait expulsés d'Antioche et ne permit pas qu'on touchât à un cheveu de leur tête. Après s'être attardés longtemps sous les murs d'Antioche, les Francs se mirent en rapport avec un fabricant de cuirasses nommé Ruzbih [le nom peut aussi se lire " Firûz "] qui était employé à la défense des tours, et lui promirent beaucoup d'argent et de terres. La tour qu'il devait défendre était contiguë au lit du fleuve et dominait une fenêtre qui s'ouvrait sur la vallée. Quand l'accord fut réglé entre les Francs et ce maudit fabricant de cuirasses, ils vinrent à cette fenêtre, l'ouvrirent, entrèrent et firent monter une grande troupe de gens à l'aide de cordes. Quand ils furent plus de cinq cents, ils se mirent à sonner de la trompette à l'aube, alors que les défenseurs étaient épuisés par la longue veille et par la garde. Yaghi Siyân s'éveilla et demanda ce qui se passait: on lui répondit que le son des trompettes venait de la forteresse, qui certainement avait été prise, alors qu'en réalité il provenait non de la forteresse, mais de la tour. Saisi de panique, il ouvrit la porte de la ville et s'enfuit follement avec une escorte de trente pages.

Son lieutenant, qui arrivait, demanda où il était passé; on lui dit qu'il s'était enfui, et lui-même s'enfuit à son tour par une autre porte, ce qui aida grandement les Francs, car s'il avait tenu bon une heure de plus, ils auraient été anéantis.

Puis les Francs entrèrent par la porte dans la ville et la mirent à sac; ils exterminèrent tous les musulmans qui s'y trouvaient: cela se passa dans les mois de jumada I [491/ avril-mai 1098; selon les sources occidentales, le 3 juin]. Quant à Yaghi Siyân, il reprit le contrôle de lui-même au lever du jour et s'aperçut qu'il avait parcouru dans sa fuite plusieurs farsakh [une farsakh ou parasange, équivaut à environ six kilomètres]. Il demanda à ses compagnons où il était; on lui répondit: " à quatre farsakh d'Antioche ", et il se repentit de s'être mis l'abri au lieu d'avoir combattu pour chasser l'ennemi de sa ville ou pour mourir. Il se mit à pleurer d'avoir abandonné sa famille, ses fils et les musulmans, et de douleur, tomba de cheval sans connaissance. Ses compagnons voulaient le remettre en selle, mais il ne tenait plus debout, et était déjà presque mort; ils le laissèrent donc et s'éloignèrent. Un bûcheron arménien qui vint à passer, alors qu'il allait rendre le dernier soupir, lui coupa la tête et la porta aux Francs d'Antioche. Ceux-ci avaient écrit aux seigneurs d'Alep et de Damas pour leur dire qu'ils ne convoitaient pas d'autres terres que celles qui avaient appartenu autrefois aux Byzantins, cela par tromperie et perfidie, afin que les autres ne se portent pas au secours du seigneur d'Antioche.

Traduction par Francesco Gabrieli, Chroniques arabes des Croisades, Paris, Sindbad, coll. "La Bibliothèque Arabe", 1977, pp. 28-29.


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La prise d'Antioche par les Francs selon Hovannès, moine arménien

Cette année le Seigneur visita son peuple, comme il est écrit: "Je ne vous abandonnerai ni vous quitterai ". Le bras tout-puissant de Dieu devint leur guide. Ils apportèrent le signe de la Croix du Christ, et l'ayant élevé en mer, massacrèrent une multitude d'infidèles, et mirent les autres en fuite sur terre. Ils prirent la ville de Nicée, qu'ils avaient assiégée cinq mois. Puis ils vinrent dans notre pays, dans les régions de Cilicie et de Syrie, et investirent en se répandant autour d'elle la métropole d'Antioche. Pendant neuf mois ils infligèrent à eux-mêmes et aux régions voisines de considérables épreuves. Enfin, comme la capture d'un lieu aussi fortifié n'était pas au pouvoir des hommes, Dieu puissant par ses conseils procura le salut et ouvrit la porte de la miséricorde. Ils prirent la ville et avec le tranchant du glaive tuèrent l'arrogant dragon avec ses troupes. Et après un ou deux jours, une immense multitude fut rassemblée qui apporta secours à ses congénères; par suite de leur grand nombre, méprisant le petit nombre des autres, ils étaient insolents à l'instar du pharaon, lançant cette phrase: " Je les tuerai par mon glaive, ma main les dominera ". Pendant quinze jours, réduits à la plus grande angoisse ils étaient écrasés d'affliction, parce que manquaient les aliments nécessaires à la vie des hommes et des juments. Et gravement affaiblis et effrayés par la multitude des infidèles, ils se rassemblèrent dans la grande basilique de l'apôtre Saint Pierre, et avec une puissante clameur et une pluie abondante de larmes se produisait une même flagitation de voix. Ils demandaient à peu près ceci: " Notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, en qui nous espérons et par le nom duquel en cette ville nous sommes appelés chrétiens, tu nous as amenés en ce lieu. Si nous avons péché contre toi, tu as beaucoup de moyens de nous punir; veuille ne pas nous livrer aux infidèles, afin qu'élevés d'orgueil ils ne disent pas: " Où est leur Dieu? " " Et frappés par la grâce de la prière ils s'encourageaient les uns les autres, disant : " Le Seigneur donnera la force à son peuple; le Seigneur bénira son peuple dans la paix. " Et chacun d'eux s'élançant sur son cheval ils coururent sus aux menaçants ennemis; ils les dispersèrent, les mirent en fuite et les massacrèrent jusqu'au coucher du soleil. Cela fut une grande joie pour les Chrétiens, et il y eut abondance de blé et d'orge, comme au temps d'Elysée aux portes de la Samarie. C'est pourquoi ils s'appliquèrent à eux-mêmes le cantique prophétique: " Je Te glorifie, Seigneur, parce que Tu T'es chargé de moi, et Tu n'as pas à cause de moi donné la joie à mon ennemi. "

Hovannès (Jean) était un moine arménien, il écrit l'unique récit conservé d'un témoin oculaire indigène de la prise d'Antioche. Il écrivit ce récit à la fin d'un manuscrit copié par lui au monastère de Saint-Barlaam, dans la ville haute d'Antioche, pendant le siège de 1097-1098. Nous pouvons remarquer que l'auteur ne mentionne pas la découverte de la Sainte Lance.

Traduction par Claude Cahen, Orient et Occident au temps des croisades, Éditions Aubier Montaigne, 1983, pp.221-222.


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Siège et prise d'Antioche selon Anne Comnène

Qu'en résulta-t-il? Les Latins avec l'armée romaine arrivèrent à Antioche par ce qu'on appelle la "route rapide"(1), sans s'occuper du pays qui s'étendait de part et d'autre; ils firent une tranchée près des remparts, y déposèrent leurs bagages, et se mirent à assiéger cette ville durant trois périodes lunaires. Les Turcs, épouvantés du sort qui les attendait, s'adressèrent au sultan du Chorassan et le supplièrent d'envoyer à leur secours assez de troupes pour renforcer les défenseurs d'Antioche et repousser les assiégeants latins.

Il y avait alors sur une tour un Arménien qui gardait le secteur de rempart dévolu à Bohémond. Comme il se penchait souvent, Bohémond l'amadoua; il le séduisit par de nombreuses promesses et le persuada de lui livrer la ville. "Quand tu voudras, lui dit l'Arménien, aussitôt que du dehors tu m'auras fait un signal, je te livrerai cette tour; seulement, soyez prêts, toi et tous les guerriers sous tes ordres, avec des échelles à votre disposition. Il ne suffit pas que toi seul sois prêt, mais il faut encore que toute l'armée se trouve sous les armes, pour que les Turcs épouvantés prennent immédiatement la fuite dès qu'ils vous auront vus monter et qu'ils auront entendu vos cris de guerre."

Bohémond gardait donc pour lui l'idée qu'il venait d'avoir. Or, tandis que ces projets se mûrissaient ainsi, un individu survint disant qu'une immense multitude d'Agarènes (2) était près d'arriver pour les attaquer sous le commandement du dénommé Kourpagan (3), chef du Chorassan. À cette nouvelle, Bohémond qui ne voulait pas remettre Antioche à Tatikios conformément aux serments précédemment faits au basileus, mais qui la convoitait pour lui, conçut un dessein perfide pour forcer Tatikios à s'éloigner malgré lui. Il alla donc le trouver en disant: " Je veux te révéler un secret: il y va de ton salut. Une nouvelle est arrivée aux oreilles des comtes, qui a bouleversé leurs âmes: ce serait le basileus qui aurait décidé le sultan à envoyer contre nous les hommes qui viennent du Chorassan. Les comtes en sont convaincus et ils complotent contre ta vie. Quant à moi, j'ai fait mon devoir en te prévenant du danger qui te menace; à toi désormais de pourvoir à ton salut comme à celui des troupes placées sous tes ordres. " Tatikios, considérant que la famine était grande (la tête de boeuf en effet se vendait jusqu'à trois statères d'or), et désespérant aussi de prendre Antioche, s'en alla donc; il s'embarqua sur les vaisseaux romains qui mouillaient dans le port de Soudi (4) et gagna Chypre.

Après son départ, Bohémond, qui gardait toujours secrète la promesse de l'Arménien et qui se nourrissait de belles espérances en se réservant pour lui-même la seigneurie d'Antioche, s'adressa aux comtes: "Vous voyez depuis combien de temps déjà nous avons peiné ici sans avoir obtenu le moindre avantage jusqu'à présent; nous sommes au contraire tout près de mourir de faim pour rien, à moins que ne se trouve un moyen d'opérer notre salut." Comme les autres demandaient quel il pourrait bien être, il répondit: "Toutes les victoires, Dieu ne les accorde pas aux chefs par les armes, et ce n'est pas toujours en combattant que de tels succès s'obtiennent; mais ce que la mêlée ne procure pas, souvent la parole l'obtient, et grâce à des manoeuvres empreintes d'amitié et de confiance, de plus grands trophées ont été dressés. C'est pourquoi ne gaspillons pas en vain notre temps, mais plutôt hâtons-nous avant l'arrivée de Kourpagan d'accomplir un acte intelligent et courageux pour réaliser notre salut; que chacun de nous s'ingénie à gagner le barbare qui lui est opposé dans son secteur. Et si vous voulez, mettons que la récompense du premier qui aura réussi cette affaire, sera d'être le gouverneur de cette ville, jusqu'à ce que vienne celui qui doit la recevoir de nous au nom de l'autocrator. Peut-être d'ailleurs, en agissant de la sorte, n'obtiendrons-nous même pas un résultat appréciable. "

Ainsi parla l'habile Bohémond, passionné du pouvoir, non pas tant dans l'intérêt des Latins et du bien général, que par l'ambition personnelle; ses calculs, ses paroles, ses ruses, ne manquèrent pas leur but comme on va le montrer plus bas. Tous les comtes approuvèrent donc sa proposition et se mirent à l'oeuvre. Au lever du jour, Bohémond se rendit aussitôt à la tour, et l'Arménien, conformément à leurs conventions, lui ouvrit les portes. Bohémond sur le champ bondit au sommet, plus vite qu'on ne peut le dire, avec ceux qui le suivent, et assiégés et assaillants le voient aux créneaux de la tour commander aux trompettes de sonner le signal du combat. On put assister alors à un spectacle étrange: les Turcs, pris de panique, s'enfuirent aussitôt par la porte opposée, et il ne resta des leurs qu'un petit nombre de guerriers courageux pour défendre la citadelle; les Celtes montèrent du dehors par des échelles sur les pas de Bohémond et occupèrent tout de suite la ville d'Antioche. Tancrède avec un détachement de Celtes s'élança immédiatement à la poursuite des fuyards, parmi lesquels il y eut beaucoup de tués et de blessés.


(1) La vallée de l'Oronte.
(2) Les Turcs parce que les Musulmans sont fils d'Agar selon la Bible.
(3) Kerbogha, émir de Mossoul; ce chef avait toute la confiance du sultan seldjoukide de Perse, Barkyàrok. Il fut retardé dans sa marche sur Antioche par le siège d'Édesse, qu'il dut quitter sans l'avoir prise au bout de trois semaines. Cette faute coûta Antioche aux Turcs.
(4) Saint-Siméon, le port d'Antioche, à l'embouchure de l'Oronte.

Traduction par Bernard Leib, Alexiade, Paris, Les Belles Lettres, 1945, livre XI, pp. 19-22.


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Siège et prise d'Antioche selon Raymond d'Aguilers

Un de ces hommes devenus Turcs, qui habitait dans la ville, manda à nos princes, par l’intervention de Bohémond, qu’il nous livrerait Antioche. Les princes donc, après avoir tenu conseil, envoyèrent Bohémond, le duc de Lorraine [Godefroi de Bouillon] et le comte de Flandre [Robert] pour voir ce qu’il y avait à faire. Ils arrivèrent au milieu de la nuit vers l’une des tours de la ville, et alors celui qui devait la leur livrer envoya son messager qui dit: « Attendez que la lampe soit passée, » car il y avait trois ou quatre hommes portant des lampes qui parcouraient toute la nuit les remparts pour entretenir et ranimer l’attention des hommes de garde. Après cela les nôtres, s’étant approchés de la muraille et ayant dressé leur échelle, commencèrent à monter. Le premier fut un Français nommé Foucher, frère de Budelle de Chartres, qui s’élança avec intrépidité; le comte de Flandre le suivit, et invita alors Bohémond et le duc à monter; et au moment où tous se hâtaient, chacun cherchant à passer avant les autres, l’échelle se rompit. Alors ceux qui était déjà montés descendirent dans l’intérieur de la ville et allèrent ouvrir une porte bâtarde; tous les nôtres y entrèrent en même temps et ne firent prisonnier aucun de ceux qu’ils rencontrèrent. Lorsque l’aurore commença à paraître, ils poussèrent de grands cris; à ce bruit toute la ville tomba dans la consternation, et les femmes et les petits enfants se mirent à pleurer. Ceux des nôtres qui étaient dans la redoute du comte, se trouvant plus rapprochés, furent tous réveillés à ces cris, et se dirent les uns aux autres: « Voilà les auxiliaires qui arrivent; » à quoi d’autres de leurs compagnons répondirent: « Ce ne sont pas là les cris de gens qui se réjouissent. » Cependant le jour commençant à blanchir, on vit paraître nos bannières sur la colline située au midi de la ville. Les habitants furent remplis de trouble en voyant les nôtres au dessus d’eux et sur la montagne; les uns cherchèrent à fuir par les portes, d’autres se lancèrent dans les précipices, nul ne fit de résistance, car le Seigneur les avait frappés de vertige. Ce fut pendant longtemps un spectacle bien agréable pour nous de voir que ceux qui avaient si longtemps gardé Antioche contre nous ne pussent pas même en ce moment s’échapper de la ville; car si quelques-uns d’entre eux osèrent essayer de prendre la fuite, ils ne purent du moins parvenir à éviter la mort. Il arriva alors un incident qui fut pour nous bien agréable et vraiment délicieux. Quelques Turcs qui fuyaient à travers les précipices qui séparent la montagne de celle du nord, et cherchaient à se sauver, rencontrèrent quelques-uns des nôtres; forcés de rétrograder, les Turcs furent repoussés et mis de nouveau en fuite avec tant d’impétuosité que tous s’abîmèrent dans les précipices. Ce fut pour nous une véritable joie de les voir ainsi tomber; mais nous avons à regretter plus de trois cents chevaux qui périrent dans la même rencontre.

Nous ne saurions dire combien de Sarrasins et de Turcs furent tués, et il y aurait de la cruauté à raconter les diverses manières dont ils moururent ou furent précipités. Il nous serait impossible aussi de dire tout ce qu’on enleva de butin dans l’intérieur de la ville d’Antioche; imaginez-en tout ce que vous voudrez, et évaluez encore au-delà.

Traduction par F. Guizot et R. Fougères, Histoire des Francs qui ont pris Jérusalem, Paris, Paléo, 2003, pp. 55-58.


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L'ARRIVÉE DE KERBOGHA ET SA DÉFAITE


Famine pendant le siège de Kerbogha, selon les Gesta Francorum

Ces sacrilèges et ennemis de Dieu nous tenaient si étroitement bloqués dans Antioche que beaucoup moururent de faim. Un petit pain se vendait un besant; inutile de parler du vin. On mangeait et on vendait de la viande de cheval ou d'âne; une poule valait quinze sous, un oeuf deux sous, une noix un denier. Tout était hors de prix: la famine était si grande qu'on faisait cuire pour les manger des feuilles de figuier, de vigne, de chardon. D'autres faisaient cuire et mangeaient des peaux desséchées de chevaux, de chameaux, de boeufs, de buffles. Cette anxiété et ces angoisses de toute sorte, qu'il est impossible de rappeler, nous les avons souffertes pour le nom du Christ et pour rendre libre la route du Saint-Sépulcre. Telles furent les tribulations, la famine et les terreurs auxquelles nous fûmes en proie pendant vingt-six jours.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions "Les Belles Lettres", 1964 (1924), pp. 139-141.


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Découverte de la sainte lance et défaite de Kerbogha selon les Gesta Francorum

Et nous, écoutant les discours de celui qui nous avait rapporté la révélation du Christ par les paroles de l'apôtre (1), nous parvînmes en toute hâte à l'endroit de l'église Saint-Pierre (2) qu'il avait désigné. Treize hommes creusèrent du matin jusqu'au soir et cet homme découvrit la lance, comme il l'avait indiquée; et on la reçut avec beaucoup de joie et de crainte, et une immense allégresse régna dans toute la ville.

[...]

Enfin, après avoir, pendant trois jours, accompli des jeûnes et suivi des processions d'une église à l'autre, tous confessèrent leurs péchés et, une fois absous, communièrent fidèlement au corps et au sang du Christ, distribuèrent des aumônes et firent célébrer des messes.

Puis, six corps de bataille furent établis à l'intérieur de la ville. Dans le premier qui marchait en tête se trouvait Hugue le Mainsné avec les Français et le comte de Flandre; dans le second le duc Godefroi avec sa troupe; dans le troisième Robert de Normandie avec ses chevaliers; le quatrième était commandé par l'évêque du Puy, qui portait avec lui la lance du Sauveur: il avait avec lui sa gent et la bande de Raymond, comte de Saint-Gilles, qui demeura en haut à la garde du château, par crainte des Turcs, pour les empêcher de descendre dans la ville (3); le cinquième corps comprenait Tancrède, fils du marquis, avec sa gent; le sixième le prud'homme Bohémond et sa chevalerie. Nos évêques, prêtres, clercs et moines, revêtus des ornements sacrés, sortirent avec nous en portant des croix, priant et suppliant le Seigneur de nous sauver et de nous garder de tout mal. D'autres, montés au haut de la porte, la croix sainte dans leurs mains, faisaient sur nous le signe de la croix et nous bénissaient. Disposés ainsi et protégés du signe de la croix, nous sortîmes par la porte située devant la Mahomerie (4).

Lorsque Courbaram vit les corps de bataille des Francs si bien ordonnés sortir l'un après l'autre, il dit: " Laissez-les sortir, nous les aurons que mieux en notre pouvoir. " Mais lorsqu'ils eurent franchi les portes et que Courbaram vit l'immense armée des Francs, il fut saisi de crainte. Sur-le-champ, il manda à son amiral chargé de la surveillance générale que, s'il voyait un feu allumé sur le front de l'armée, il fît sonner la retraite, car, dans ce cas, les Turcs auraient perdu la bataille.

Aussitôt, Courbaram commença à reculer lentement vers la montagne (5) et les nôtres les poursuivaient du même pas. Puis les Turcs se divisèrent: une partie se dirigea vers la mer, tandis que les autres restaient sur place dans l'espoir de nous cerner entre eux (6). Les nôtres s'en aperçurent et firent de même. Un septième corps de bataille fut ordonné avec des troupes du duc Godefroi et du comte de Normandie et placé sous le commandement de Rainaud. On l'envoya à la rencontre des Turcs qui arrivaient de la mer. Les Turcs engagèrent le combat avec eux et tuèrent beaucoup des nôtres à coup des flèches. D'autres bataillons furent disposés depuis le fleuve jusqu'à la montagne sur un espace de deux milles.

Ces bataillons commencèrent à s'avancer des deux côtés et enveloppèrent les nôtres en les blessant à coups de javelots et de flèches (7). On voyait aussi sortir de la montagne des troupes innombrables, montées sur des chevaux blancs, et blancs aussi étaient leurs étendards. À la vue de cette armée, les nôtres ne savaient ce qui arrivait ni quels étaient ces soldats, puis ils reconnurent que c'était un secours du Christ, dont les chefs étaient les saints Georges, Mercure et Démétrius. Ce témoignage doit être cru, car plusieurs des nôtres virent ces choses (8).

Les Turcs placés du côté de la mer, voyant qu'ils ne pouvaient tenir plus longtemps, allumèrent un feu d'herbes, afin que ceux qui étaient restés dans les tentes le vissent et prissent la fuite. Ceux-ci, de leur côté, reconnaissant le signal, s'emparèrent de tous les objets de valeur et s'enfuirent. Les nôtres s'avançaient peu à peu en combattant vers le gros de leur armée, c'est-à-dire vers leur camp. Le duc Godefroi, le comte de Flandre, Hugue le Mainsné chevauchaient le long du fleuve où se trouvait le gros de leur armée (9). Munis d'abord du signe de la croix, ils dirigèrent contre eux une attaque d'ensemble; à cette vue, les autres batailles les chargèrent de même. Les Turcs et les Perses poussaient des cris et nous, invoquant le Dieu vivant et véritable, nous chargeâmes contre eux et, au nom de Jésus-Christ et du Saint-Sépulcre, nous engageâmes le combat et, avec l'aide de Dieu, nous les vainquîmes.

Les Turcs, épouvantés, prirent la fuite et les nôtres les poursuivirent jusqu'à leurs tentes. Mais les chevaliers du Christ aimaient mieux les poursuivre que de faire du butin et ils les poursuivirent jusqu'au pont du Far, puis jusqu'au château de Tancrède. L'ennemi abandonna ses pavillons, de l'or, de l'argent, un mobilier abondant, des brebis, des boeufs, des chevaux, des mulets, des chameaux, des ânes, du blé, du vin, de la farine et beaucoup d'autres choses qui nous étaient nécessaires. Les Arméniens et les Syriens qui habitaient dans cette région, instruits de notre victoire sur les Turcs, coururent vers la montagne pour leur barrer la route et tuèrent tous ceux qu'ils purent prendre (10).

(1) Pierre Barthélemi.
(2) La cathédrale d'Antioche, où était conservée la chaire de saint Pierre.
(3) L'évêque du Puy commandait sa propre bande et celle du comte de Toulouse, malade depuis quelques jours, et qui se chargea de tenir en respect la garnison turque de la citadelle avec deux cents hommes (Raymond d'Aguilers).
(4) La porte de la Mahomerie, au nord-est de la ville.
(5) L'armée chrétienne étant sortie par la porte du Pont, les Turcs battent en retraite vers les montagnes situées au nord d'Antioche.
(6) Cette division turque est chargée d'attaquer les croisés sur leur flanc gauche.
(7) Les deux divisions turques, celle qui était du côté de la mer et celle qui reculait vers la montagne, attaquent les croisés en même temps.
(8) Ces trois saints, que l'iconographie chrétienne représentait en costumes de guerre, étaient les patrons des armées byzantines. Saint-Georges devait devenir celui des croisés.
(9) Le long de l'Oronte, en amont et à l'est d'Antioche, où se trouvait le gros de l'armée turque.
(10) La bataille fut livrée le 28 juin 1098.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 147 et 151-159.


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Découverte de la Sainte-Lance selon Raymond d'Aguilers

Après la prise de la ville d’Antioche, le Seigneur, déployant sa puissance et sa bonté, fit choix d’un pauvre paysan, né Provençal, par lequel il nous rendit la force à tous, et adressa les paroles suivantes au comte et à l’évêque du Puy: « André, apôtre de Dieu et de notre Seigneur Jésus-Christ, m’a invité, par quatre fois, et ordonné de venir à vous, et de vous livrer, après la prise de la ville, la lance par laquelle notre Sauveur a eu le flanc percé. Or, aujourd’hui, comme j’étais parti avec les autres pour aller combattre en dehors de la ville, j’ai été en revenant, renversé par deux cavaliers, et presque écrasé: triste et succombant à la fatigue, je me suis assis sur une pierre, la douleur et la crainte me faisaient chanceler; alors a paru devant moi le bienheureux André avec un sien compagnon, et il m’a adressé de vives menaces, si je ne m’empressais de vous livrer la lance. » Alors le comte et l’évêque du Puy lui demandèrent de leur rapporter en détail la révélation qu’il avait eue, et la vision de l’apôtre, et il leur répondit: « Lors du tremblement de terre qui eut lieu après Antioche, tandis que l’armée des Francs l’assiégeait, je fus saisi d’une si grande frayeur que je ne pus dire que ces mots: ‘Dieu, aide-moi.’ C’était au milieu de la nuit; j’étais couché, et n’avais dans ma cabane personne dont la société me rassurât. Comme ce saisissement dont j’ai parlé se prolongeait toujours et allait croissant, deux hommes parurent devant moi, portant le vêtement le plus brillant: l’un était plus âgé, avait des cheveux gris et blancs, des yeux noirs et bien adaptés à sa physionomie, une barbe blanche, large et très longue, et une taille moyenne. L’autre était plus jeune, plus grand et plus beau de forme que ne sont les enfants des hommes. Le plus vieux me dit: ‘Que fais-tu?’ Et moi je tremblais de tous mes membres, parce que je savais que personne n’était auprès de moi. Je lui répondis: ‘Qui es-tu?’ Et il me dit: ‘Lève-toi, ne crains rien, et écoute ce que je vais te dire: je suis André l’apôtre. Rassemble l’évêque du Puy, le comte de Saint-Gilles et Pierre Raymond d’Hautpoul, et alors tu leur diras: ‘Pourquoi l’évêque néglige-t-il de prêcher, d’avertir et de bénir le peuple avec la croix qu’il porte sur lui? Cela serait cependant for utile;’ et il ajouta: ‘Viens, et je te montrerai la lance de notre Père Jésus-Christ que tu donneras au comte; car Dieu la lui a destinée depuis le moment qu’il est né.’ Je me levai donc, et le suivis dans la ville, ne portant aucun autre vêtement que ma chemise. Et il m’introduisit par la porte du nord dans l’église du bienheureux Pierre, dont les Sarrasins avaient fait une mosquée. Il y avait dans l’église deux lampes qui répandaient autant de lumière que s’il eût fait jour en plein midi; il me dit: ‘Attends ici;’ et il m’ordonna de m’appuyer sur la colonne qui était la plus proche des marches par lesquelles on monte à l’autel du côté du midi, et son compagnon se tint loin devant les marches de l’autel. Étant alors entré sous terre, saint André en retira la lance, la remit entre mes mains, et me dit: ‘Voici la lance qui a percé le flanc d’où est sorti le salut du monde entier;’ et comme je la tenais en main, versant des larmes de joie, je lui dis: ‘Seigneur, si vous le voulez, je la porterai et la remettrai au comte;’ et il me répondit: ‘Tu le feras sans le moindre retard, aussitôt que la ville sera prise; alors tu viendras avec douze hommes, et tu la chercheras en ce lieu d’où je l’ai tirée, et où je vais la renfermer.’ Et il la referma. Ces choses faites, il me ramena par-dessus les murailles de la ville dans ma maison, et ils se retirèrent de moi. Alors réfléchissant en moi-même sur ma pauvreté et sur votre grandeur, je craignis de me rendre auprès de vous. Après ce temps, comme j’étais allé vers un château situé auprès de Roha [Édesse] pour chercher des vivres, le premier jour du carême et au premier chant du coq, le bienheureux André m’apparut avec les mêmes habits, et le compagnon qui l’avait suivi pour la première fois, et une grande clarté remplit ma maison, et il me dit: ‘Dors-tu?’ Étant ainsi réveillé, je lui répondis: ‘Non, mon Seigneur, je ne dors pas.’ Et il me dit: ‘As-tu dit ce que je t’ai depuis longtemps prescrit de dire?’ Et je répondis: ‘Seigneur, ne vous ai-je pas prié de leur envoyer un autre que moi? car, tremblant dans ma pauvreté, je n’ai pas osé aller à eux.’ Et il me dit: ‘Ne sais-tu pas pourquoi Dieu vous a amenés ici, combien il vous chérit, et combien il vous a spécialement élus? À cause qu’on l’a méprisé, et pour venger les siens, il vous a fait venir ici. Il vous chérit tellement que les saints qui sont déjà dans le repos, connaissant par avance la grâce de ses dispensations divines, voudraient être eux-mêmes en chair, et s’unir à vos efforts. Dieu vous a élus parmi toutes les nations comme les épis de froment sont triés au milieu de l’avoine; car vous êtes supérieurs en mérites et en grâce à tous ceux qui sont venus avant et qui viendront après vous, comme l’or est supérieur en valeur à l’argent.’ Après cela ils se retirèrent, et je fus accablé d’une telle maladie, que je perdis l’usage de la vue, et que je disposai, dans ma pauvreté, de mes petites ressources. Alors je commençai à réfléchir en moi-même, et à penser que ces maux m’étaient justement survenus à cause de ma négligence pour la vision de l’apôtre. M’étant donc rassuré, je revins auprès des assiégeants. Mais là, considérant de nouveau mon extrême pauvreté, je craignis encore, si je me rendais auprès de vous, d’être traité par vous d’homme affamé, et qui ne ferait de tels rapports que pour obtenir de quoi vivre, et cette fois encore je me tus. Cependant, un certain temps s’étant écoulé, comme je me trouvais au port de Saint-Siméon, et que j’étais couché sous une tente avec mon seigneur Guillaume Pierre, le bienheureux André se présenta suivi du même compagnon, et avec le même vêtement que j’avais vu auparavant, et me parla ainsi: ‘Pourquoi n’as-tu pas dit à l’évêque, au comte et aux autres ce que je t’avais ordonné de dire?’ Et je répondis: ‘Ne vous ai-je pas prié, Seigneur, d’envoyer en ma place un autre qui fût plus sage que moi, et que l’on voulût entendre? De plus, les Turcs sont sur la route, et ils tuent ceux qui vont et viennent.’ Et saint André me dit: ‘Ne crains rien, car ils ne te feront point de mal. Tu diras en outre au comte que lorsqu’il sera arrivé auprès du fleuve Jourdain, il ne s’y baigne point, mais qu’il passe en bateau; et lorsqu’il aura passé, revêtu de sa chemise et de son justaucorps de lin, qu’il se fasse asperger avec les eaux du fleuve, et lorsque ses vêtements seront séchés, qu’il les dépose et les conserve avec la lance du Seigneur.’ Et mon seigneur Guillaume Pierre entendit ces choses, quoiqu’il ne vît point l’apôtre. M’étant donc rassuré, je retournai à l’armée, et lorsque je voulus vous rapporter tout cela, je ne pus vous réunir tous. Je partis donc pour le port de Mamistra; là, ayant voulu m’embarquer pour aller dans l’île de Chypre chercher des vivres, le bienheureux André m’adressa les plus fortes menaces, si je ne retournais au plus tôt, et ne nous rapportais ce qui m’avait été prescrit. Je réfléchis alors en moi-même comment je retournerais au camp; car ce port était éloigné de notre armée de trois journées de marche environ, et je me mis à pleurer amèrement, ne voyant aucun moyen de m’en retourner. Alors, invité par mes compagnons et mon Seigneur, je m’embarquai, et nous nous mîmes en route pour aller dans l’île de Chypre; mais lorsque nous eûmes navigué toute la journée, et jusqu’au coucher du soleil par un bon vent et à l’aide de rames, il s’éleva tout à coup une tempête, et en une heure ou deux nous rentrâmes dans le port que nous avions quitté. Là j’essuyai une maladie très grave. Lorsque la ville d’Antioche a été prise, je suis venu vers vous, et maintenant, si cela vous plaît, assurez-vous de la vérité de mes paroles. »

L’évêque pensa que ce n’étaient là que de vaines paroles; mais le comte y crut tout aussitôt, et confia à Raymond, son chapelain, la garde de celui qui avait fait ce rapport.

[...]

Les nôtres donc s’était un peu rassurés attendirent le cinquième jour que le prêtre leur avait annoncé. Le lendemain, après avoir fait les préparatifs nécessaires avec l’homme qui avait parlé de la lance, ayant fait sortir tout le monde de l’église du bienheureux Pierre, nous commençâmes à faire une fouille. [...] Après qu’ils eurent creusé depuis le matin jusqu’au soir, vers le soir quelques-uns commencèrent à désespérer de trouver la lance. Le comte s’était retiré pour aller veiller à la garde d’un fort; et à sa place, ainsi qu’à la place de ceux qui s’étaient fatigués à travailler, nous en faisions venir d’autres, afin que l’ouvrage fût poussé avec vigueur. Le jeune homme qui avait parlé de la lance, voyant que nous nous fatiguions, ôta sa ceinture et ses souliers, et descendit en chemise dans la fosse, nous suppliant d’implorer Dieu, afin qu’il nous livrât la lance, pour rendre le courage à son peuple et assurer la victoire. Enfin, par la grâce de sa miséricorde, le Seigneur nous montra sa lance; et moi qui écris ceci, au moment où l’on ne voyait encore que la pointe paraître au dessus de la terre, je la baisai. Je ne saurais dire quels transports de joie remplirent alors toute la ville. La lance fut trouvée le 14 juin.

[Mais lorsque l’authenticité de la Lance est remise en question, Pierre Barthélemy propose de subir l’ordalie pour prouver ses dires]

« Je veux et je supplie qu’on fasse un très grand feu; je passerai au travers avec la lance du Seigneur. Si c’est la lance du Seigneur, je passerai sain et sauf; si c’est une fausseté, je serai brûlé par la feu, car je vois que l’on ne croit ni aux apparitions ni aux témoins. » Ces propositions nous plurent, et après lui avoir ordonné un jeûne, nous annonçâmes qu’on allumerait le feu le jour où notre Seigneur a été couvert de plaies, et mis sur la croix pour notre salut. Le jour où ces choses se passèrent était la veille du vendredi.

Au jour fixé et dès le matin, on fit les préparatifs du feu, qui se trouvèrent terminés après midi. Les princes et le peuple se rassemblèrent au nombre de quarante mille hommes; les prêtres y assistèrent pieds nus et portant leurs vêtements sacerdotaux. On fit en branches sèches d’olivier un bûcher qui avait quatorze pieds en longueur: il y avait deux monceaux de bois, entre lesquels on avait laissé un vide d’un pied de largueur environ, et chacun des deux monceaux de bois avait quatre pieds de hauteur. Lorsque le feu fut violemment allumé; moi, Raymond, je dis en présence de toute la multitude: « Si Dieu tout-puissant a parlé à cet homme face à face, et si le bienheureux André lui a montré la lance du Seigneur, tandis qu’il veillait lui-même, qu’il passe à travers ce feu sans être blessé: mais s’il en est autrement, et si ce n’est qu’un mensonge, qu’il soit brûlé avec la lance qu’il portera dans ses mains. » Et tous fléchissant les genoux, répondirent: « Amen! »

Cependant le feu était tellement ardent que la flamme s’élevait dans l’air à trente coudées, et que nul ne pouvait s’en approcher. Alors Pierre Barthélemy, revêtu seulement d’une tunique, fléchissant les genoux devant l’évêque d’Albar, prit Dieu à témoin « qu’il l’avait vu lui-même face à face sur la croix, et qu’il avait appris les choses qui sont écrites ci-dessus de lui et des bienheureux apôtres Pierre et André; qu’il n’avait lui-même inventé aucune des choses qu’il avait dites sous le nom de saint André, ou de saint Pierre, ou du Seigneur lui-même, et que s’il avait menti en rien, il ne pût jamais traverser le feu qui était devant lui. Quant aux autres péchés qu’il avait commis contre Dieu et son prochain, il pria que Dieu les lui remît, et que l’évêque, tous les autres prêtres et le peuple qui s’étaient rassemblés pour ce spectacle priassent pour lui. » Après cela, l’évêque lui ayant remis la lance entre les mains, il fléchit encore le genou, fit le signe de la croix et entra d’un pas ferme, et sans la moindre crainte, dans le feu, portant toujours la lance; il s’arrêta sur un certain point au milieu des flammes, et traversa ensuite par la grâce de Dieu.

[...]

Après que Pierre Barthélemy fut sorti du feu, si bien que sa tunique ne fut point brûlée, et qu’on ne put non plus découvrir aucun indice de la moindre atteinte sur la pièce d’étoffe très fine avec laquelle on avait enveloppé la lance du Seigneur, le peuple se jeta sur lui, lorsqu’il eut fait sur tout le monde le signe de la croix, avec la lance du Seigneur, et crié à haut voix: « Dieu nous aide; » le peuple, dis-je, se jeta sur lui, le renversa à terre, et il fut foulé aux pieds au milieu de cette immense multitude, chacun voulant le toucher, ou prendre quelque chose de son vêtement, pour s’assurer que c’était bien lui. On lui fit ainsi trois ou quatre blessures dans les jambes; en lui enlevant des morceaux de chair, on lui brisa l’épine du dos, et on lui enfonça les côtes. Il eût même expiré sur la place, à ce que nous présumons, si Raymond Pelet, chevalier très noble et très fort, n’eût rassemblé aussitôt un groupe de ses compagnons, et s’élançant au milieu de cette foule agitée n’eût délivré Pierre, en combattant pour lui jusqu’à s’exposer aux plus grands dangers. Nous même alors nous étions rempli de sollicitude et d’angoisse, en sorte que nous ne saurions en dire davantage sur ce point. »

[Pierre Barthélemy mourut quelques jours après l’ordalie...]

Traduction par F. Guizot et R. Fougères, Histoire des Francs qui ont pris Jérusalem, Paris, Paléo, 2003, pp. 63-69; 72-74; 156-161.


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Découverte de la sainte lance et défaite de Kerbogha selon Anne Comnène

Lorsque Kourpagan avec ses innombrables milliers d'hommes arriva au secours de la ville d'Antioche et la trouva déjà prise, il dressa son camp et creusa une tranchée, y déposa ses bagages et décida d'assiéger la place. Mais avant qu'il n'ait pu se mettre à l'oeuvre, les Celtes sortirent de la ville et l'attaquèrent; alors une grande bataille s'engagea entre les deux adversaires. Les Turcs eurent la victoire, et les Latins se barricadèrent à l'intérieur des portes, fortement pressés, d'un côté, par la garnison de la citadelle (car les barbares en étaient toujours maîtres), de l'autre, par les Turcs qui étaient établis au dehors. Bohémond, en homme habile qui voulait s'approprier le gouvernement d'Antioche, sous le couvert de les conseiller s'adressa de nouveau aux comtes: " Il ne faut pas que les mêmes aient à combattre des deux côtés à la fois contre les ennemis de l'intérieur et contre ceux de l'extérieur; mais divisons-nous en deux groupes proportionnés au nombre des ennemis qui nous assaillent de part et d'autre, et luttons contre eux de cette manière. À moi donc, il reviendra de combattre contre les défenseurs de l'acropole, si cela vous agrée; aux autres, il appartiendra de s'attaquer vigoureusement aux ennemis du dehors. "

Tous se rangent à l'avis de Bohémond. Il se mit aussitôt à l'oeuvre et sur le champ, pour couper du reste d'Antioche l'acropole, construisit en face de celle-ci une contre-muraille transversale qui serait une ligne de défense très forte si la guerre se prolongeait. Cela fait, il se constitua lui-même le gardien vigilant de ce rempart et sans relâche combattit très courageusement contre les ennemis de l'intérieur, chaque fois que l'occasion s'en présentait. Les autres comtes de leur côté s'étaient occupés avec le plus grand soin de leurs secteurs respectifs, défendant continuellement la ville, veillant sur les mantelets et les créneaux des remparts, afin d'empêcher que les barbares n'en fissent du dehors l'escalade pendant la nuit au moyen d'échelles et ne s'emparassent ainsi de la ville, afin d'empêcher aussi qu'aucun habitant ne se trouvât sur les murs à leur insu et de là ne s'entendît avec les barbares pour livrer la place par trahison.

[...]

Les Latins, pressés terriblement par la famine et par un blocus sans relâche, vinrent trouver Pierre, leur évêque (1), qui avait été battu autrefois à Hélénopolis, comme on l'a raconté précédemment, et ils lui demandèrent conseil. Il leur répondit: " Vous aviez promis de vous garder purs jusqu'à ce que vous arriviez à Jérusalem, et vous avez enfreint, je crois, votre promesse. C'est à cause de cela que Dieu ne vous aide plus maintenant comme auparavant. Vous devez donc vous retourner vers le Seigneur et pleurer vos fautes dans le sac et la cendre, en prouvant votre repentir dans des larmes brûlantes et des veilles passées en prières. Alors moi aussi je m'emploierai à vous rendre Dieu favorable. " Ils suivirent les recommandations du pontife. Quelques jours plus tard, celui-ci poussé par une inspiration divine, rassemblait les principaux comtes et leur ordonnait de creuser à droite de l'autel; là, ils trouveraient le saint clou. Ils exécutèrent l'ordre, mais ne trouvèrent rien; ils s'en retournèrent découragés et annoncèrent l'insuccès de leur recherche. Lui, après avoir prié avec plus de ferveur, leur enjoignit de recommencer leur recherche avec plus de soin. Ils exécutèrent l'ordre de nouveau et, quand ils eurent trouvé l'objet cherché, ils coururent l'apporter à Pierre, saisis de joie et de frayeur (2).

Dès lors ils confièrent dans les combats le vénérable et saint clou à Isangélès, comme plus pur que les autres. Le jours suivant, ils firent une sortie contre les Turcs par une porte secrète. Dans l'occurrence, celui qui s'appelait de Flandre demanda aux autres de lui accorder cette unique faveur: avec trois hommes seulement charger les Turcs le premier de tous. On consentit à sa requête; quand les armées se tinrent en ligne serrée d'un côté comme de l'autre et furent prêtes à engager le combat, descendant de cheval et se prosternant à terre trois fois, il pria Dieu et implora son aide dans l'occurrence. Tous alors de crier: " Dieu avec nous ", et il s'élança à toute bride contre Kourpagan lui-même qui se tenait sur un mamelon. Aussitôt [les Celtes] frappèrent de la lance les ennemis qu'ils rencontrèrent et les jetèrent à terre. Les Turcs en furent si terrifiés que, avant même d'engager le combat, ils prirent la fuite, car une force manifestement divine animait les chrétiens; en s'enfuyant, la plupart des barbares furent pris dans un tourbillon des courants du fleuve et s'y noyèrent, si bien que les corps des noyés servirent de pont à ceux qui venaient par derrière.

Après avoir donc longtemps poursuivi également les fuyards, les Celtes retournèrent aux tranchées des Turcs, où ils trouvèrent les bagages des barbares et tout le butin qu'ils emportaient avec eux; ils voulurent aussitôt s'en saisir, mais il était si abondant que trente jours suffirent à peine pour l'introduire dans la ville d'Antioche. Ils y restèrent quelque temps pour se remettre des souffrances de la guerre et, soucieux en même temps d'Antioche, ils cherchèrent pour elle un gouverneur. Ce fut Bohémond, qui avait déjà postulé ce poste avant que la ville ne fût prise. Après l'avoir investi du gouvernement général d'Antioche, ils se mirent en route pour Jérusalem.

(1) Anne confond ici Pierre l'Ermite avec l'évêque du Puy, Adhémar, et Pierre Barthélemy, clerc provençal qui intervint dans l'affaire de la sainte lance.
(2) Le saint clou est, selon les chroniqueurs latins, la lance qui perça le côté du Christ au Calvaire.

Traduction par Bernard Leib, Alexiade, Paris, Les Belles Lettres, 1945, livre XI, pp. 22-23 et 30-32.


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Arrivée et défaite de Kerbogha devant Antioche, selon Ibn al-Qalânisî

Now after the Franks had captured the city of Antioch through the devices of the armourer, who was an Armenian named Fîruz, on the eve of Friday, 1st Rajab (night of Thursday 3rd June), and a series of reports were received confirming this news, the armies of Syria assembled in uncountable force and proceeded to the province of Antioch, in order to inflict a crushing blow upon the armies of the Franks. They besieged the Franks until their supplies of food were exhausted and they were reduced to eating carrion; but thereafter the Franks, though they were in the extremity of weakness, advanced in battle order against the armies of Islam, which were at the height of strength and numbers, and they broke the ranks of the Muslims and scattered their multitudes. The lords of the pedigree steeds were put to flight, and the sword was unsheathed upon the footsoldiers who had volunteered for the cause of God, who had girt themselves for the Holy War, and were vehement in their desire to strike a blow for the Faith and for the protection of the Muslims. This befel on Tuesday, the [twenty]sixth of Rajab, in this year (29th June, 1098).

Traduction par H. A. R. Gibb, The Damascus Chronicle of the Crusades, London, Luzac & CO., 1932, pp. 45-46.


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Découverte de la Sainte-Lance et défaite de Kerboga par Ibn al-Athir

An 491 de l'Hégire (1098)

Les Musulmans s'avancèrent vers Antioche (1) et en commencèrent le siège. Mais Kerboga (2) se mit à mal agir envers les Musulmans qui étaient sous ses ordres. Il prit un ton fier à l'égard des émirs, persuadé que ceux-ci se soumettraient à ce qu'il voudrait, mais les émirs en furent très irrités. Seulement, ils dissimulèrent leur mécontentement, attendant, pour éclater le jour de la bataille: leur intention était de l'abandonner au moment de l'action. Treize jours s'étaient écoulés depuis que les Francs étaient entrés dans Antioche. Ils n'avaient plus de quoi manger. Les riches en étaient réduits à se nourrir de bêtes de somme, et les pauvres de charognes et de feuilles d'arbres. Dans cette situation, ils envoyèrent demander merci à Kerboga, offrant d'évacuer la ville. Mais celui-ci leur opposa un refus, disant: " Vous ne sortirez que par la force du glaive. ".

Entre les chefs chrétiens, on remarquait Bardouyl (3), Saint-Gilles (4), Godefroy, le comte prince d'Édesse (5), et Bohémond, prince d'Antioche (6), qui avait le commandement supérieur de l'armée. Il y avait dans l'armée un moine (7) qui jouissait d'une grande considération et qui avait l'esprit très rusé. Il dit aux chefs: " La lance qui frappa le Messie fut enterrée dans l'église des prêtres qui est à Antioche (c'était le nom d'un grand édifice). Si vous la trouvez, vous aurez la victoire, sinon, vous périrez inévitablement. " Auparavant, le moine avait enterré une lance dans un coin de l'édifice, et il avait fait disparaître les traces de son artifice. Il enjoignit aux soldats de jeûner et de faire pénitence. Cela dura pendant trois jours. Le quatrième jour, le moine fit entrer les chefs dans le lieu désigné, avec la foule des soldats et les ouvriers de l'armée. On se mit à creuser de tous les côtés, et on trouva la lance dont le moine avait parlé. Aussitôt le moine s'écria: " A présent, vous êtes sûrs de la victoire. " En effet, les Francs, le cinquième jour, sortirent de la ville par bandes d'environ cinq ou six hommes. Les Musulmans dirent à Kerboga: " Ce serait le moment de nous placer à la porte et de tuer les Chrétiens à mesure qu'ils sortent. Dispersés comme ils sont, leur destruction serait facile. " Mais Kerboga s'y opposa, disant qu'il valait mieux attendre, pour les tuer, qu'ils fussent tous sortis. Il ne fut donc pas permis de combattre les Francs. Quelques Musulmans s'étant disposés à se jeter sur les Chrétiens, Kerboga s'avança lui-même pour les en empêcher.

Les Francs sortaient successivement de la ville. Quand il n'en resta plus un seul dans Antioche, le combat commença, mais les Musulmans prirent aussitôt la fuite. En effet, ils étaient irrités, soit du mépris que Kerboga leur avait témoigné et du dédain qu'il avait manifesté, soit de la manière dont il les avait empêchés d'attaquer les Francs. La déroute fut complète. Aucun Musulman ne perça avec l'épée, ne frappa avec la lance ni ne lança de flèche. Les derniers à s'enfuir furent Socman (1), fils d'Ortok, et Djenah-eddaulé (8). Kerboga s'enfuit avec eux. Les Francs crurent d'abord que cette fuite était une ruse. En effet, il n'y avait pas eu de combat. Ils négligèrent donc de poursuivre les fuyards. Un corps de Musulmans, enflammés de zèle pour la religion, résista pied ferme. Ils combattirent pour l'honneur de l'Islamisme et afin d'obtenir le martyre, et les Francs en tuèrent plusieurs milliers. Les Francs restèrent maîtres des approvisionnements de l'armée en vivres, en argent, en ustensiles, en bêtes de somme et en armes. Ils ne manquèrent plus de rien, et reprirent courage. Dieu seul connaît la vérité.

(1) Ville aujourd'hui appelée Antakya, en Turquie, près de la frontière syrienne.
(2) Kerboga, attabeg (ou gouverneur) de Mossoul depuis 1096, se porta au secours d'Antioche.
(3) Confusion entre les différents rois de Jérusalem qui portèrent le nom de Baudoin.
(4) Raymond IV de Saint-Gilles, comte de Toulouse, créateur du comté de Tripoli. Il mourut en 1105.
(5) Baudoin du Bourg, deuxième comte d'Édesse, devint roi de Jérusalem en 1118, à la mort de son cousin Baudoin de Boulogne.
(6) Bohémond de Tarente, issu de la famille normande des Hauteville, fut le créateur de la principauté d'Antioche.
(7) Pierre Barthélémy, inventeur de la Sainte-Lance.
(8) Socman, seigneur d'Hisn-Kaïfa et d'Amed, mort en 1105, fut fils d'Ortok et frère d'Ilgazy. Il appartint à une dynastie d'origine turcomane.
(9) Seigneur d'Émèse ou Homs, ville de Syrie occidentale, sur l'Oronte.

Traduction dans Ghislain Brunel, dir., Sources d'Histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, Paris, Larousse, 1992, pp. 377-378.


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D'ANTIOCHE À JÉRUSALEM


Lettre des seigneurs de la croisade aux chrétiens d'Europe

Bohémond, fils de Robert, Raymond comte de Saint-Gilles, le duc Godefroy, et Hugues-le-Grand, aux fidèles catholiques de l'univers entier, la vie éternelle.

Pour vous faire connaître à tous comment la paix a été conclue entre nous et l'Empereur, et comment, à travers la terre des Sarrasins, nous sommes parvenus jusqu'ici, nous vous avons adressé cet Envoyé qui s'empressera de vous raconter, dans l'ordre des événements, tout ce qui nous est arrivé. D'abord il faut dire qu'au milieu du mois de mai, l'Empereur nous a donné par serment sa foi et la promesse de sa protection, le tout appuyé par des otages, à savoir son neveu et son gendre; promettant en outre de veiller à ce qu'aucun des pèlerins du Saint-Sépulcre ne fût à l'avenir molesté. Il envoya ensuite l'un de ses premiers officiers dans toute l'étendue de ses domaines, et jusqu'à Durazzo, pour porter la défense de blesser en quoi que ce soit les intérêts des pèlerins, sous peine d'encourir le supplice du gibet. Que pouvait-il faire de plus? Revenons maintenant aux événements qui devront combler vos coeurs d'une indicible joie. À la fin du mois de mai, nous nous préparâmes à combattre les Turcs, et les vainquîmes, grâce à Dieu. Dans cette bataille, ils ne perdirent pas moins de trente mille hommes. De notre côté, nous eûmes trois mille morts, qui sans aucun doute jouissent maintenant des gloires de la vie éternelle. À la suite de cette affaire nous avons rassemblé une immense quantité d'or, d'argent, d'armes et de vêtements précieux. Par la force de nos armes nous nous sommes mis en possession de la grande ville de Nicée. Au-delà de cette cité, dans une marche de dix jours, nous avons fait la conquête de plusieurs villes et châteaux. Ensuite nous avons livré une grande bataille devant Antioche, et avons, par la virilité de nos efforts, remporté une éclatante victoire; si bien que l'ennemi a eu soixante-neuf mille morts. De notre côté, notre perte a été de dix mille, qui sont morts dans la paix du Seigneur. Qui a jamais vu un pareil triomphe? Soit que nous vivions, soit que nous mourrions, nous appartenons au Seigneur. Il faut encore que vous sachiez que le roi des Perses nous a mandé qu'il nous présenterait la bataille le jour de la fête de tous les Saints, assurant que s'il reste vainqueur il ne cessera de faire la guerre aux Chrétiens de concert avec le roi de Babylone (du Caire) et la plupart des autres rois païens. S'il perd la bataille, il se fera chrétien avec tous ceux qu'il pourra entraîner à sa suite. En conséquence, nous vous supplions de pratiquer à cette intention le jeûne et les aumônes, et de célébrer la sainte Messe avec dévotion et assiduité. Et spécialement observez dévotement, par les aumônes et les prières, le troisième jour avant la fête, qui se trouve être un vendredi, jour du triomphe du Christ, que nous choisissons pour livrer cette mémorable bataille.

Moi, évêque de Grenoble, j'envoie ces lettres qui m'ont été apportées à Grenoble, à vous archevêque et chanoines de la sainte église de Tours, afin que vous les communiquiez à tous ceux qui viendront à la fête, et par leur moyen, aux différents contrées où ils doivent retourner. Que les uns prodiguent les prières et les aumônes, et que les autres se hâtent d'accourir avec leurs armes.

Comte Riant conclut que la lettre fut écrite entre le 28 juin 1098, la victoire sur Kerbogha, et le milieu de juillet, époque de départ pour Constantinople de Hugues-le-Maisné, dans " Inventaire des lettres historiques des croisades ", Archives de l'Orient Latin, New York, AMS Press, 1978 (1881), pp. 175-176.

Traduction prise dans J.F.A. Peyré, Histoire de la Première Croisade, Paris, Aug. Durand, 1859, vol. 2, pp. 479-481.


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Lettre d'Anselme de Ribemont à Manassé, archevêque de Reims

Au nom du Seigneur. Ici commence la lettre que les saints pèlerins marchant par amour de Dieu sur Jérusalem, adressèrent, l'an 1099 de l'Incarnation du Seigneur, au temps du pape Urbain, septième indiction.

À son seigneur et père M..., le vénérable archevêque de Reims par la grâce de Dieu, A. de Ribaumont, son fidèle vassal et humble serviteur, salut. Que votre Sublimité sache, ô révérend père et seigneur, que, quoique éloignés de vous et absents, il n'y a pas de jour que nous n'implorions votre secours; et nous nous adressons non seulement à vous, mais encore à tous les enfants de la sainte mère l'Église de Reims, dans lesquels assurément nous avons la plus grande confiance. Comme vous êtes notre seigneur, et que vous êtes l'âme des résolutions à prendre dans tout le royaume des Francs, nous notifions à Votre Paternité quelques-uns des événements heureux et malheureux dans lesquels nous avons figuré. Faites-les connaître aux autres, afin que vous compatissiez ensemble à nos malheurs, et que vous vous réjouissez avec nous des succès que nous obtenons.

Nous vous avons fait connaître le siège et la prise de Nicée, notre départ de cette ville, et ce qui nous est arrivé pendant que nous traversions la Romanie et l'Arménie. Il nous reste maintenant à vous entretenir du siège d'Antioche, des nombreux périls qui vous y attendaient, des innombrables combats que nous avons livrés vers la fin de notre expédition de Jérusalem.

Antioche donc a été assiégée par l'armée du Seigneur, avec plus d'intrépidité et d'audace qu'on ne saurait le dire. Combien de luttes inouïes ont eu lieu auprès d'une porte rapprochée de l'occident! Combien, si vous étiez présent, vous verriez avec admiration les sorties qui avaient journellement lieu par les six portes, et les luttes que se livraient les deux peuples pour la vie et la liberté! Dans ces jours, nos princes voulant de plus en plus serrer la ville de près, nous mîmes d'abord le siège devant la porte orientale; puis nous y établîmes une forteresse où Boémond plaça une partie de son monde. Mais alors, nos princes se laissant aller à des mouvements d'orgueil, Dieu qui corrige les enfants qu'il chérit, nous corrigea tellement, qu'il ne se trouva pas dans toute notre armée sept cents cavaliers, non que les hommes braves et audacieux nous manquassent, mais parce que les chevaux avaient presque tous succombé à la privation des subsistances et à l'excès du froid. Cependant les Turcs, qui avaient en abondance des chevaux et toutes les choses nécessaires, circulaient tous les jours autour de notre camp, séparés de nous par un certain fleuve qui nous tenait lieu de retranchement. Le château des Turcs était à près de huit milles; et, soit qu'ils s'y rendissent soit qu'ils s'en éloignassent, ils nous tuaient journellement beaucoup de monde. Nos princes étant sortis du camp pour les attaquer, les mirent en pleine déroute, avec l'aide de Dieu, et leur tuèrent un grand nombre d'hommes. Le prince d'Antioche, se voyant aux abois, appela l'émir de Damas à son secours. Celui-ci, par un effet de Providence divine, rencontra Boémond et le comte de Flandre, qui étaient sortis avec une partie de l'armée pour se procurer des vivres. Il fut vaincu et mis en fuite par ces princes, en avant desquels Dieu combattait. En outre, le gouverneur d'Antioche, voulant assurer son salut, envoya une députation au roi d'Alep, l'invitant sous la promesse d'un subside considérable, à venir avec toutes ses troupes. À l'approche de ce chef musulman, nos princes sortirent du camp, et avec l'aide de Dieu marchant avec sept cents cavaliers et un petit nombre d'hommes de pied, ils battirent le roi d'Alep et ses quinze mille Turcs, les mirent en fuite, et en tuèrent un grand nombre. Nos soldats victorieux rentrèrent ensuite pleins de joie dans le camp, emmenant un grand nombre de chevaux dont ils s'étaient emparés pendant le combat.

Depuis ce jour, nos affaires se rétablirent de plus en plus, nos forces revinrent, et l'on prit la résolution de bloquer la porte voisine de l'occident, qui nous empêchait de communiquer avec le port, et de nous procurer le bois et le fourrage nécessaires. Par suite d'une résolution prise en commun, Boémond et le comte de Saint-Gilles prirent le chemin du port pour en ramener les hommes qui s'y trouvaient. Cependant ceux qui étaient restés pour garder les bagages, désirant avoir leur part de gloire, se portèrent un certain jour après le dîner et sans précaution, au-devant de la porte occidentale en question; mais ils furent honteusement repoussés et mis en fuite. Boémond et le comte de Saint-Gilles, revenant le troisième jour, envoyèrent aux princes, pour les solliciter de venir à leur rencontre et de faire le blocus de cette même porte. Mais les secours demandés tardant d'arriver, Boémond et le comte de Saint-Gilles furent battus et mis en fuite. Cependant nos hommes, pleins de désespoir et de honte de l'échec qu'ils venaient d'éprouver, car cette journée leur avait coûté la perte de mille hommes, après avoir fait leurs dispositions, attaquèrent les Turcs dans deux sens opposés, les vainquirent et les mirent en pleine déroute. Ce jour-là, près de quatorze cents de nos ennemis périrent par le fer, ou dans les eaux du fleuve grossies par les pluies d'hiver.

Ce succès obtenu, les nôtres entreprirent la construction d'une forteresse. Après l'avoir entourée d'un double retranchement et d'un mur d'une grande solidité, et l'avoir flanquée de deux tours, ils y placèrent le comte de Saint-Gilles avec des archers et des hommes chargés de faire fonctionner les balistes. O combien de peines et de dangers nous coûta cette construction! Une partie de l'armée gardait la citadelle de l'orient, une autre partie restait à la garde du camp, pendant que tout le surplus de l'armée s'occupait de la construction de la forteresse en question. Les archers et ceux qui dirigeaient les balistes, étaient chargés d'empêcher les sorties par la porte dont nous avons parlé. Les autres et les princes eux-mêmes ne cessaient de disposer les terrassements, de porter les pierres, d'élever les murs. Qui pourrait nombrer les tribulations de toutes sortes, qui apparaissent assez d'elles-mêmes sans qu'il soit nécessaire de les rappeler, à savoir: la faim, les intempéries de l'air, la fuite des hommes timides, qu'à des degrés variables les nôtres eurent à supporter? Nous ne pensons pas néanmoins devoir taire qu'un certain jour les Turcs feignirent de vouloir nous rendre la ville, et nous trompèrent à ce point que plusieurs des nôtres se rendirent auprès d'eux, pendant que plusieurs des leurs sortirent pour venir nous visiter.

Pendant que cela se passait ainsi, et comme on ne pouvait en aucune façon compter sur leur foi, ils nous tendirent des embûches dans l'une desquelles périt le connétable Walon. Plusieurs alors succombèrent dans les rangs des deux armées. Peu de jours après, on nous annonça que Corbaran, généralissime des armées du roi des Perses, avait conjuré notre perte, et que déjà il avait franchi le grand fleuve de l'Euphrate avec une armée innombrable. Or Dieu qui n'abandonne pas ceux qui espèrent en lui, n'abandonna pas les siens; mais dans sa miséricorde nous donna la ville d'Antioche, que trois de ses habitants nous livrèrent aux nones de juin. Ce même jour nous tuâmes tous les païens qui se trouvaient dans la ville ainsi dépeuplée, à l'exception de quelques habitants qui se réfugièrent dans la citadelle de la ville.

Le jour suivant, arriva Corbaran avec le roi de Damas, le chef Baldach, le roi de Jérusalem et un grand nombre d'autres, qui mirent le siège devant la ville. Nous donc, assiégés par eux pendant que nous tenions assiégés le petit nombre d'hommes qui s'étaient réfugiés dans le château de la ville, nous fûmes réduits à manger de la chair d'ânes et de chevaux. Le second jour de leur arrivée, ils nous tuèrent Roger de Barneville. Le troisième jour ils attaquèrent le château que nous avions élevé contre les habitants d'Antioche. Ils blessèrent mortellement Roger Châtelain de l'Isle. Voyant qu'il n'y avait rien à faire de ce côté-là, ils se portèrent dans les montagnes. Mais, ayant fait une sortie contre eux, nous fûmes battus et mis en fuite, à la suite de quoi ils entrèrent pêle-mêle avec nous dans la ville. Ce jour-là et la nuit suivante, nous étions séparés les uns des autres que par la distance d'un jet de pierre. Le lendemain, au point du jour, ils invoquèrent Mahomet à haute voix; et nous, priant notre Dieu du fond du coeur, nous nous précipitâmes sur eux et les chassâmes tous hors des murs de la ville. Là fut tué Roger de Bithimaeville. Quant à eux, changeant l'assiette de leur camp, ils bloquèrent toutes les portes de la ville, afin de nous forcer, part la privation des subsistances, à nous rendre à eux.

Les choses étant arrivées à cette grande extrémité, Dieu étendit sa droite secourable sur ses serviteurs, et dans sa divine miséricorde leur révéla l'existence de la Lance dont avait été percé le corps du Christ. Elle était enfouie sous le pavé de l'église de Saint-Pierre, à une profondeur double de la hauteur d'un homme. Après donc que cette précieuse perle eut été découverte, le coeur de tous les nôtres se sentit réconforté; et ayant tenu un conseil la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, ils députèrent à Corbaran des commissaires qui lui dirent: " Voici ce que dit l'armée du Seigneur: Éloignez-vous de nous et de l'héritage de saint-Pierre. Autrement, vous serez chassés par la force de nos armes. " En entendant ces paroles, Corbaran tirant son épée, jura par la dignité du Roi et par son trône, qu'il bravait toute la puissance des Francs, et ajouta qu'il possédait et ne cesserait jamais de posséder cette terre à titre juste ou injuste. Il déclara ensuite qu'il ne traiterait avec eux que lorsque, abandonnant Antioche, ils auraient renié le Christ et embrassé la loi des Perses.

À cette nouvelle, les Chrétiens purifiés par la confession, et fortifiés par la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, firent leurs dispositions guerrières, et franchirent la porte de cette ville. Hugues-le-Grand sortit le premier avec ses Français; ensuite le comte de Normandie et celui de Flandre. Après eux, le vénérable évêque du Puy et la légion du comte de Saint-Gilles. Après lui Tancrède. Le dernier de tous fut l'invincible Boémond. Les légions étant donc mises en ordre de bataille, la Lance du Seigneur et le bois de sa Croix étant portés en avant, les nôtres engagèrent le combat avec une confiance sans bornes; puis, avec l'aide de Dieu, ils jetèrent dans la confusion les princes turcs que nous avons désignés plus haut, les battirent complètement, les mirent en fuite, et en tuèrent un nombre infini. Revenant donc victorieux, nous rendîmes grâce au Seigneur, et célébrâmes avec une indicible joie la fête des Apôtres. Le même jour, la citadelle nous fut remise, le fils du roi d'Antioche s'étant enfui avec Corbaran. Le roi lui-même, le jour où la ville avait été prise, avait été tué par des paysans comme il fuyait dans les montagnes.

C'est pourquoi nous avons mandé à Votre Paternité de vous réjouir de la délivrance des Chrétiens et de la liberté rendue à l'église-mère d'Antioche, et de prier dévotement Dieu pour nous tous. Nous avons en effet beaucoup de confiance dans vos prières; et tous nos succès, nous les attribuons non à nos propres mérites mais à vos prières. Maintenant donc nous vous prions de garder notre pays en paix, et de protéger les Églises et les pauvres contre les mains des tyrans. Nous vous prions aussi de porter votre attention sur les faux pèlerins, afin que faisant pénitence ils prennent de nouveau le signe de la Croix du salut et s'engagent sur la route du Seigneur, ou qu'ils subissent la peine de l'excommunication. Tenez pour certain que la porte de la Terre-(Sainte?) nous est ouverte, et qu'au milieu des autres événements favorables le roi de Babylone (le Caire) nous a fait dire par ses envoyés qu'il se soumettrait à notre volonté. Adieu... Nous supplions, dans le seigneur Jésus, tous ceux à qui cette lettre sera communiquée, de prier Dieu pour nous et pour nos morts.

Comte Riant date cette lettre peu de temps après la victoire remportée sur Kerbogha, soit en juillet 1098 dans " Inventaire des lettres historiques des croisades ", Archives de l'Orient Latin, New York, AMS Press, 1978 (1881), pp. 178-179.

Traduction par J.F.A. Peyré, Histoire de la Première Croisade, Paris, Aug. Durand, 1859, vol. 2, pp. 485-490.


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Lettre adressée au pape Urbain par les seigneurs croisés à Antioche

Au seigneur le saint et vénérable pape Urbain, Boémond, Raymond comte de Saint-Gilles, Godefroy duc des Lorrains, Robert comte de Normandie, Robert comte des Flamands, et Eustache, comte de Boulogne, salut et fidèles services, et véritable soumission dans le Christ comme des fils envers leur père spirituel.

Nous voulons et nous désirons vous faire valoir par quelle grande miséricorde et assistance de Dieu, Antioche est tombée en notre pouvoir; comment les Turcs qui avaient couvert d'opprobre Notre Seigneur-Jésus, ont été pris et tués; comment nous, pèlerins de Jérusalem, avons vengé l'injure de Jésus-Christ, le souverain Dieu; comment nous, qui d'abord avions tenu assiégés les Turcs, fûmes ensuite assiégés par les Turcs venus du Khorassan, de Jérusalem, de Damas et d'une multitude d'autres provinces;comment enfin nous avons été délivrés par la miséricorde de Jésus-Christ. Lors donc que la ville de Nicée eut été prise; que nous eûmes, aux kalendes de juillet, comme vous l'avez su, vaincu une armée innombrable de Turcs qui s'opposait à notre passage, au milieu d'une campagne fleurie; que nous eûmes mis en fuite le grand Soliman; que ses trésors et ses domaines furent tombés en notre pouvoir; qu'enfin la Romanie fut en entier conquise et pacifiée, nous nous présentâmes pour mettre le siège devant Antioche. Dans ce siège, nous eûmes beaucoup à souffrir par les attaques des Turcs du dehors et des Païens, qui ne cessèrent de se ruer sur nous avec des forces considérables; en sorte qu'il était plus vrai de dire que nous étions assiégés par ceux que nous tenions fermés dans Antioche. Enfin, après tous ces combats et par suite des brillants succès que nous avons obtenus, la foi chrétienne a triomphé, ainsi que vous allez le voir. Moi, Boémond, ayant fait une convention avec un certain Turc, qui m'a livré la ville, j'ai appliqué des échelles contre le mur un peu avant le jour; et ainsi, le trois des nones de juillet (1), nous nous sommes mis en possession d'une ville qui précédemment refusait de reconnaître le Christ. Nous avons tué Gratien, tyran de cette ville, avec un grand nombre de ses guerriers. Nous sommes restés maîtres de leurs femmes, de leurs fils, de leurs familles, ainsi que de leur or, de leur argent et de tout ce qu'ils possédaient. Nous ne pûmes cependant nous mettre en possession de la citadelle d'Antioche, fortifiée d'avance par les Turcs. Mais lorsque le lendemain nous nous disposions à faire le siège de cette forteresse, nous vîmes se répandre dans les campagnes environnantes une multitude infinie de Turcs que nous savions être en marche pour venir nous attaquer, et que nous avions attendus hors de la ville. Le troisième jour ils nous assiégèrent et firent pénétrer dans cette citadelle un renfort de plus de cent hommes d'armes. Puis, par la porte de ce château, ils tentèrent de se jeter sur la partie de la ville située au bas et qui se trouvait commune aux uns et aux autres. Mais nous qui étions établis sur un autre monticule en face de la forteresse, nous gardâmes la voie qui descendait vers la ville entre les deux armées, pour les empêcher de faire en grand nombre irruption sur nous; et combattant nuit et jour au dedans comme au dehors, nous les contraignîmes de reprendre le chemin de la forteresse en question, et d'y rentrer par les portes par où l'on descendait dans la ville. Lorsqu'ils eurent reconnu que de ce côté ils ne pouvaient rien entreprendre contre nous, ils investirent la ville de toutes parts, en telle sorte qu'on ne pouvait plus ni sortir ni entrer. Cette extrémité porta parmi nous le comble à l'affliction et à la désolation; et au moment de succomber à la faim et à beaucoup d'autres privations, nous tuâmes les chevaux et les ânes qui étaient eux-mêmes exténués; et beaucoup d'entre nous se décidèrent à en faire leur nourriture. Sur ces entrefaites, la clémence miséricordieuse du Dieu tout puissant venant à notre aide et veillant pour nous, nous fîmes dans l'Église du bienheureux Pierre, prince des apôtres, la découverte de la lance du Seigneur, au moyen de laquelle le côté de notre sauveur avait été percé par les mains de Longin; laquelle lance avait été en trois différentes fois révélée à un certain serviteur de Dieu par l'apôtre saint André, qui avait même désigné le lieu où cette lance se trouvait enfouie. Nous fûmes tellement fortifiés et réconfortés par cette découverte et une multitude d'autres révélations divines, que nous qui étions auparavant pleins d'affliction et de terreur, devenus pleins d'audace et d'impatience, nous nous exhortions les uns les autres à combattre. Après avoir soutenu un siège de trois semaines et quatre jours, la veille de la fête des apôtres Pierre et Paul, pleins de confiance en Dieu, et après avoir confessé tous nos péchés, nous franchîmes en grand appareil de guerre les portes de la ville. Nous étions si peu nombreux, que les Turcs assuraient que nous sortions non pour les combattre mais pour fuir. Après nous être préparés et avoir disposé dans un certain ordre l'infanterie et la cavalerie, nous nous portâmes avec résolution au coeur même des forces ennemies; et, au moyen de la lance du Seigneur et dès le commencement de la bataille, nous les contraignîmes à prendre la fuite. Eux cependant, selon leur coutume, commencèrent de toutes parts à se disperser, puis ils tentèrent de nous cerner en occupant les collines et tous les passages qu'ils purent rencontrer. Ils pensaient ainsi assurer notre extermination. Mais la grâce et la miséricorde de Dieu, jointes à l'expérience que nous avions faite dans les précédentes rencontres de leurs ruses et de leurs manoeuvres, nous servirent si bien que nous qui étions si peu nombreux en comparaison d'eux, nous les forçâmes de se réunir sur un seul point; puis, la droite de Dieu combattant avec nous, nous les contraignîmes, ainsi réunis, à prendre la fuite et à nous abandonner leur camp et tout ce qu'il renfermait. Après avoir pendant tout un jour poursuivi les vaincus, et en avoir tué un grand nombre, nous revînmes à la ville pleins de joie et de bonheur. Cependant la forteresse dont nous avons parlé, et l'émir qui l'occupait avec mille hommes, se rendirent à Boémond; et tous sans exception se soumirent entre ses mains au joug de la foi chrétienne. Notre Seigneur Jésus-Christ soumit donc la ville entière d'Antioche à la religion et à la foi romaine. Mais, comme toujours quelque sujet de tristesse vient se mêler aux événements heureux, l'évêque du Puy que vous nous aviez donné comme votre vicaire, mourut le jour des kalendes d'août, après la fin de la guerre dans laquelle il s'était honorablement conduit, et la pacification de la ville.

Maintenant donc, nous tes fils privés du père que tu leur avais donné, nous t'invitons, toi notre père spirituel, qui nous as ouvert cette voie, et nous a fait à tous, par tes exhortations, abandonner nos domaines et tout ce que nous possédions sur la terre; toi qui nous a ordonné de suivre le Christ en portant nos croix, et nous as engagés à glorifier le nom chrétien, nous te conjurons de venir à nous pour accomplir ce que tu nous as conseillé, et de décider tous ceux que tu pourras gagner à se joindre à toi. C'est ici que le nom chrétien a pris son origine. Car, après que le bienheureux Pierre eut été intronisé dans la chaire que nous voyons chaque jour, ceux qui auparavant s'appelaient Galiléens, reçurent habituellement et pour la première fois alors le nom de Chrétiens.

Qu'y a-t-il donc de plus convenable dans l'univers entier, que de te voir, toi le père et la tête de la religion chrétienne, venir à la ville principale et capitale du nom chrétien, et mettre de ta personne fin à la guerre que tu as provoquée? Nous avons, nous, vaincu les Turcs et les Païens; mais nous n'avons pu vaincre les Hérétiques grecs, arméniens, syriens et jacobites. Nous t'invitons donc, notre père très-cher, en renouvelant nos instances, à venir, toi qui est notre père et notre tête, sur le siège de ta Paternité, afin de t'asseoir dans la chaire de saint Pierre, dont tu es le vicaire. Tiens-nous pour des fils obéissant dans toutes les choses bonnes à entreprendre. Tu déracineras et détruiras, par ton autorité et le secours de notre valeur, toutes les hérésies qu'elles soient. Ainsi tu ouvriras avec nous la voie de Jésus-Christ dans laquelle nous sommes entrés à la suite de tes prédications, ainsi que les portes de l'une et de l'autre Jérusalem, et le sépulcre affranchi du Seigneur; et tu élèveras le nom chrétien au-dessus de tout autre nom. Si tu viens à nous, et que tu achèves de parcourir avec nous la voie que tu nous as ouverte, le monde entier t'obéira. Que le Dieu qui vit et règne dans les siècles des siècles t'inspire cette résolution. Ainsi soit-il.

Comte Riant date cette lettre du 11 septembre 1098 dans " Inventaire des lettres historiques des croisades ", Archives de l'Orient Latin, New York, AMS Press, 1978 (1881), pp. 181-183.

(1) Le texte est ici visiblement altéré. Au lieu de tertio nonas julii, il faut lire comme dans diverses chroniques tertio nonas junii, correspondant au jeudi 3 juin 1098.

Traduction prise dans J.F.A. Peyré, Histoire de la Première Croisade, Paris, Aug. Durand, 1859, vol. 2, pp.481-485.


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Siège et prise de Maara par l'Anonyme des Gesta Francorum

Ces mesures prises, au mois de novembre Raymond, comte de Saint-Gilles, quitta Antioche avec son armée et arriva à une ville appelée Rugia (1), puis à une autre nommée Albara (2). Quatre jours avant la fin de novembre, il parvint à la cité de Marra (3), où une grande multitude de Sarrasins, de Turcs et d'Arabes et autres païens se trouvait rassemblée et, dès le lendemain, le comte l'attaqua. Peu de temps après, Bohémond suivit les comtes avec son armée et fit sa jonction avec eux le dimanche. Le lundi (4), ils attaquèrent vivement la ville de toute part et avec une telle ardeur et une telle vigueur que les échelles étaient appliquées aux murs; mais la force des païens était si grande que ce jour-là ils ne purent leur causer aucun dommage.

Nos seigneurs voyant qu'il n'y avait rien à faire et qu'ils se donnaient du mal en vain, Raymond, comte de Saint-Gilles, fit construire un château de bois fort et élevé (5); ce château était disposé et construit sur quatre roues. À l'étage supérieur se trouvaient plusieurs chevaliers et Évrard le Veneur, qui sonnait très fort de la trompette; au-dessous étaient des chevaliers revêtus de leur armure, qui poussèrent le château près de la muraille, contre une tour. Ce que voyant, la gent païenne fit aussitôt une machine qui jetait de grosses pierres sur le château, si bien que presque tous nos chevaliers furent tués. Ils jetaient aussi du feu grégeois (6) sur le château dans l'espoir de l'incendier et de le détruire, mais Dieu tout-puissant ne voulut pas que le château brûlât cette fois, car il surpassait en hauteur les murs de la cité.

Nos chevaliers placés à l'étage supérieur, parmi lesquels Guillaume de Montpellier (7) et beaucoup d'autres, lançaient d'énormes pierres sur les défenseurs de la muraille. Ils tapaient si raide sur leurs boucliers que le bouclier et l'homme tombaient, celui-ci mortellement frappé, à l'intérieur de la ville. Ainsi combattaient ceux-ci; d'autres tenaient des lances garnies de pennons et, à l'aide de leurs lances et d'hameçons de fer, ils cherchaient à attirer à eux les ennemis. On combattit ainsi jusqu'au soir.

Derrière le château étaient les prêtres, les clercs revêtus de leurs ornements sacrés, qui priaient et adjuraient Dieu de défendre son peuple, d'exalter la chrétienté et d'abattre le paganisme. D'un autre côté, nos chevaliers combattaient chaque jour l'ennemi, dressant des échelles contre le mur de la ville; mais la résistance des païens était telle que les nôtres ne pouvaient faire aucun progrès. Cependant, Goufier de Lastours (8) monta le premier sur le mur par une échelle, mais aussitôt l'échelle se rompit sous le poids de ses trop nombreux compagnons. Il parvint cependant sur le mur avec quelques-uns. D'autres ayant trouvé une autre échelle, la dressèrent rapidement contre la muraille: beaucoup de chevaliers et de piétons y montèrent aussitôt et escaladèrent le mur. Mais les Sarrasins les attaquèrent avec une telle vigueur, sur le mur et sur le sol, en lançant des flèches et en pointant contre eux de tout près avec leurs lances, que beaucoup des nôtres, frappés de terreur, se jetèrent du haut du mur.

Pendant le temps que ces vaillants hommes, restés au faîte de la muraille, supportaient les attaques, ceux qui étaient sous le château sapèrent le mur de la ville (9). Les Sarrasins, voyant que les nôtres avaient sapé leur muraille, furent saisis de terreur et s'enfuirent dans la cité. Tout ceci eut lieu le samedi, à l'heure de vêpres, au coucher du soleil, le 11 décembre. Bohémond fit dire par un interprète aux chefs sarrasins de se réfugier, eux, leurs femmes et leurs enfants, avec leur bagage, dans un palais situé au-dessus de la porte et s'engagea à les préserver de la mort.

Puis les nôtres pénétrèrent tous dans la ville, et tout ce qu'ils trouvèrent de quelque valeur dans les maisons ou les cachettes, chacun d'eux se l'appropriait. Le jour venu, partout où ils découvraient un ennemi, homme ou femme, ils le massacraient. Pas un coin de la cité qui fût vide de cadavres sarrasins, et à peine pouvait-on circuler dans les rues de la ville sans marcher sur ces cadavres. Bohémond saisit ceux à qui il avait donné l'ordre d'entrer dans un palais, leur enleva tout ce qu'ils possédaient, or, argent et autres parures, fit tuer les uns et conduire les autres à Antioche pour y être vendus.

Les Francs s'arrêtèrent dans cette ville pendant un mois et quatre jours (10), et ce fut alors que mourut l'évêque d'Orange (11). Il y eut parmi les nôtres qui ne trouvèrent pas là ce dont ils avaient besoin, tant par suite de la longueur de cet arrêt que par la difficulté de se nourrir, car, hors de la ville, ils ne pouvaient rien trouver à saisir. Alors ils sciaient les cadavres, parce qu'on découvrait des besants (12) cachés dans leur ventre; d'autres découpaient leurs chairs en morceaux et les faisaient cuire pour les manger (13).


(1) Identifiée avec le bourg actuel de Riha, au sud-est d'Antioche.
(2) El-bâra, à l'est de l'Oronte, à deux jours de marche d'Antioche.
(3) Maarat-en-Nouman, au sud-est d'Antioche, sur la route de Hamah à Alep, aux confins du désert de Syrie.
(4) Le 29 novembre 1098.
(5) Il s'agit d'une tour roulante plus haute que les remparts de Maara.
(6) Les Arabes et les Turcs avaient fini par trouver le secret du feu grégeois, resté longtemps le monopole de l'empire byzantin. C'était un liquide enflammé, probablement à base d'huile de naphte, qu'on lançait au moyen de tubes ou "siphons".
(7) Guillaume, seigneur de Montpellier.
(8) Goufier de Lastours, vicomte, originaire du Limousin et seigneur de Lastours, près de Nexon (Haute-Vienne).
(9) Le château de bois ayant été approché des murailles, pendant que les chevaliers restés sur le mur tenaient les Sarrasins en haleine, les sapeurs, protégés par le château, ouvraient une brèche au bas de la muraille.
(10) Du 11 décembre 1098 au 15 janvier 1099.
(11) Guillaume, évêque d'Orange, se trouvait dans l'armée des Provençaux.
(12) À l'entrée des Francs dans la ville, des Sarrasins avaient avalé leurs pièces d'or pour mieux les dissimuler.
(13) Détails confirmés par Raymond d'Aguilers, Foucher de Chartres, Raoul de Caen, Albert d'Aix et une lettre de Daimbert, archevêque de Pise.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 173-179.


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Siège et prise de Maara par Ibn al-Qalânisî

In Muharram of this year (December, 1098), the Franks made an assault on the wall of Ma'arrat al-Nu'mân from the east and north. They pushed up the tower until it rested against the wall, and as it was higher, they deprived the Muslims of the shelter of the wall. The fighting raged round this point until sunset on the 14th Muharram (11th December), when the Franks scaled the wall, and the townsfolk were driven off it and took to flight. Prior to this, messengers had repeatedly come to them from the Franks with proposals for a settlement by negotiation and the surrender of the city, promising in return security for their lives and property, and the establishment of a [Frankish] governor amongst them, but dissension among the citizens and the fore-ordained decree of God prevented acceptance of these terms. So they captured the city after the hour of the sunset prayer, and a great number from both sides were killed in it. The townsfolk fled to the houses of al-Ma'arra, to defend themselves in them, and the Franks, after promising them safety, dealt treacherously with them. They erected crosses over the town, exacted indemnities from the townsfolk, and did not carry out any of the terms upon which they had agreed, but plundered everything that they found, and demanded of the people sums which they could not pay. On Thursday 17th Safar (13th January, 1099) they set out for Kafr Tâb (1).

(1) Village situé à environ 20 km au sud de Ma'arrat.

Traduction par H. A. R. Gibb, The Damascus Chronicle of the Crusades, London, Luzac & CO., 1932, pp. 46-47.


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Siège et prise de Maarra par Ibn al-Athir

Ensuite, les Francs se portèrent devant la ville de Maarra-alnoman (1) dont ils formèrent le siège. Les habitants se défendirent avec courage et firent beaucoup de mal à l'ennemi. On ne pouvait voir plus de zèle à repousser les attaques, plus d'ardeur à attaquer à son tour. Les Francs, ayant sur ces entrefaites, élevé une tour de bois en face des murs de la ville, les habitants livrèrent un combat terrible et se retirèrent sans avoir éprouvé de pertes. Mais la nuit étant venue, plusieurs Musulmans conçurent des craintes. La peur et l'épouvante s'emparèrent d'eux et ils s'imaginèrent qu'en se retranchant dans quelques grandes maisons, ils opposeraient une résistance plus efficace. Ils descendirent donc du haut du rempart et abandonnèrent les lieux confiés à leur garde. Une autre partie de la garnison ayant vu ce mouvement fit de même pour regagner les habitations, et la portion de mur qu'ils défendaient resta délaissée. Les Francs entrèrent aussitôt, et il se fit un massacre de trois jours. Plus de cent mille hommes furent tués, et un grand nombre d'autres personnes furent emmenées en captivité.

(1) Ville de Syrie, entre Alep et Homs.

Traduction prise dans Ghislain Brunel, dir., Sources d'Histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, Paris, Larousse, 1992, p. 378.


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LE SIÈGE DE JÉRUSALEM


La prise de Jérusalem par Foucher de Chartres

When the Franks viewed the city, and saw that it would be difficult to take, our princes ordered wooden ladders to be made. By erecting them against the wall they hoped to scale it, and by a fierce attack enter the city, with God helping.

After they had done this, when the leaders gave the signal and the trumpets sounded, in morning's bright light of the seventh day following they rushed upon the city from all sides in an astonishing attack. But when they had rushed upon it until the sixth hour of the day, and were unable to enter it by means of the scaling ladders because there were few of them, they sadly abandoned the assault.

After consultation, craftsmen were ordered to make machines, so that by moving them to the walls they might, with God's aid, obtain the desired end. So this was done.

Meanwhile they suffered lack of neither bread nor meat; but because the place was dry, unirrigated, and without rivers, both the men and the beasts of burden were very much in need of water to drink. This necessity forced them to seek water at a distance, and daily they laboriously carried it in skins from four to five miles to the siege.

After the machines were prepared, namely, the battering-rams and the sows, they again prepared to assail the city. In addition to other kinds of siege craft, they constructed a tower from small pieces of wood, because large pieces could not be secured in those regions. When the order was given, they carried the tower piecemeal to a corner of the city. Early in the same morning, when they had gathered the machines and other auxiliary weapons, they very quickly erected the tower in compact shape not far from the wall. After it was set up and well covered by hides on the outside, by pushing it they slowly moved it nearer to the wall.

Then a few but brave soldiers, at a signal from the horn, climbed on the tower. Nevertheless the Saracens defended themselves from these soldiers and, with slings, hurled firebrands dipped in oil and grease at the tower and at the soldiers, who were in it. Thereafter death was present and sudden for many on both sides.

From their position on mount Zion, Count Raymond and his men likewise made a great assault with their machines. From another position, where Duke Godfrey, Robert, Count of the Normans, and Robert of Flanders, were situated, an even greater assault was made on the wall. This was what was done on that day.

On the following day, at the blast of the trumpets, they undertook the same work more vigorously, so that by hammering in one place with the battering-rams, they breached the wall. The Saracens had suspended two beams before the battlement and secured them by ropes as a protection against the stones hurled at them by their assailants. But what they did for their advantage later turned to their detriment, with God's providence. For when the tower was moved to the wall, the ropes, by which the aforesaid beams were suspended, were cut by falchions, and the Franks constructed a bridge for themselves out of the same timber, which they cleverly extended from the tower to the wall.

Already one stone tower on the wall at which those working our machines had thrown flaming firebrands, was afire. The fire, little by little replenished by the wooden material in the tower, produced so much smoke and flame that not one of the citizens on guard could remain near it.

Then the Franks entered the city magnificently at the noon-day hour on Friday, the day of the week when Christ redeemed the whole world on the cross. With trumpets sounding and with everything in an uproar, exclaiming: "Help, God!" they vigorously pushed into the city, and straightway raised the banner on the top of the wall. All the heathen, completely terrified, changed their boldness to swift flight through narrow streets of the quarters. The more quickly they fled, the more quickly were they put to flight.

Count Raymond and his men, who were bravely assailing the city in another section, did not perceive this until they saw the Saracens jumping from the top of the wall. Seeing this, they joyfully ran to the city as quickly as they could, and helped the others pursue and kill the wicked enemy.

Then some, both Arabs and Ethiopians, fled into the Tower of David; others shut themselves in the Temple of the Lord and of Solomon, where in the halls a very great attack was made on them. Nowhere was there a place where the Saracens could escape the swordsmen.

On the top of Solomon's Temple, to which they had climbed in fleeing, many were shot to death with arrows and cast down headlong from the roof. Within this Temple about ten thousand were beheaded. If you had been there, your feet would have been stained up to the ankles with the blood of the slain. What more shall I tell? Not one of them was allowed to live. They did not spare the women and children.

Traduction prise dans Brian Tierney, The Middle Ages. Volume I. Sources of Medieval History, New York, Alfred A. Knopf Publisher, 1978 (1970 et 1973), pp. 158-160.


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Siège et prise de Jérusalem par les croisés, selon les Gesta Francorum

Et nous, exultant d'allégresse, nous parvînmes jusqu'à la cité de Jérusalem, le mardi, huit jours avant les ides de juin (1), et nous l'assiégeâmes admirablement. Robert de Normandie l'assiégea du côté nord, près de l'Église du premier martyr saint-Étienne, à l'endroit où il fut lapidé pour le nom du Christ (2); à sa suite, était Robert, comte de Flandres. À l'ouest, ce furent le duc Godefroi et Tancrède (3) qui l'assiégèrent. Le comte de Saint-Gilles l'assiégea au midi, sur la montagne de Sion, vers l'église de sainte Marie, mère de Dieu, où le Seigneur célébra la Cène avec ses disciples.

Le troisième jour, Raymond Pilet et Raymond de Turenne (4) et plusieurs autres, désireux de combattre, se détachèrent de l'armée. Ils rencontrèrent deux cents Arabes, et ces chevaliers du Christ bataillèrent contre ces incrédules: Dieu aidant, ils eurent le dessus, en tuèrent un grand nombre et saisirent trente chevaux.

Le lundi (5), nous attaquâmes vigoureusement la ville, avec un tel élan que, si les échelles avaient été prêtes, la ville tombait en notre puissance. Cependant, nous détruisîmes le petit mur (6) et nous appliquâmes une échelle au mur principal; nos chevaliers y montaient et frappaient de près les Sarrasins et les défenseurs de la ville à coups d'épées et de lances. Beaucoup des nôtres, mais encore plus des leurs, y rencontrèrent la mort. Pendant ce siège, nous ne pûmes trouver de pain à acheter pendant l'espace de dix jours, jusqu'à la venue d'un messager de nos navires (7), et nous fûmes en proie à une soif si ardente qu'en éprouvant les plus grandes frayeurs, nous faisions jusqu'à six milles pour abreuver nos chevaux et nos autres bêtes. La fontaine de Siloé, située au pied de la montagne de Sion, nous réconfortait, mais l'eau était vendue parmi nous beaucoup trop cher.

[...]

Pendant le siège, nous endurâmes le tourment de la soif à un point tel que nous cousions des peaux de boeufs et de buffles dans lesquelles nous apportions de l'eau pendant l'espace de six milles. L'eau que nous fournissaient de pareils récipients était infecte et, autant que cette eau fétide, le pain d'orge était pour nous un sujet quotidien de gêne et d'affliction. Les Sarrasins, en effet, tendaient secrètement des pièges aux nôtres en infectant les fontaines et les sources; ils tuaient et mettaient en pièces tous ceux qu'ils trouvaient et cachaient leurs bestiaux dans des cavernes et des grottes.

Nos seigneurs étudièrent alors le moyen d'attaquer la ville à l'aide de machines, afin de pouvoir pénétrer pour adorer le sépulcre de notre Sauveur. On construisit deux châteaux de bois et pas mal d'autres engins. Le duc Godefroi établit un château garni de machines et le comte Raymond fit de même. Ils se faisaient apporter du bois des terres lointaines (8). Les Sarrasins, voyant les nôtres construire ces machines, fortifiaient admirablement la ville et renforçaient les défenses des tours pendant la nuit.

Puis nos seigneurs, ayant reconnu le côté le plus faible de la cité, y firent transporter dans la nuit du samedi (9) notre machine et un château de bois: c'était à l'est (10). Ils les dressèrent au point du jour, puis ils préparèrent et garnirent le château le dimanche, le lundi et le mardi (11). Dans le secteur sud, le comte de Saint-Gilles faisait réparer sa machine. À ce moment, nous souffrîmes tellement de la soif qu'un homme ne pouvait, contre un denier, avoir de l'eau en quantité suffisante pour éteindre sa soif.

Le mercredi et le jeudi (12), nous attaquâmes fortement la ville de tous les côtés, mais avant que nous la prissions d'assaut, les évêques et les prêtres firent décider par leurs prédications et leurs exhortations que l'on ferait en l'honneur de Dieu une procession autour des remparts de Jérusalem et qu'elle serait accompagnée de prières, d'aumônes et de jeûnes (13).

Le vendredi (14), de grand matin, nous donnâmes un assaut général à la ville sans pouvoir lui nuire; et nous étions dans la stupéfaction et dans une grande crainte. Puis, à l'approche de l'heure à laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ consentit à souffrir pour nous le supplice de la croix, nos chevaliers postés sur le château (15) se battaient avec ardeur, entre autres le duc Godefroi et le comte Eustache son frère. À ce moment, l'un de nos chevaliers, du nom de Liétaud (16), escalada le mur de la ville. Bientôt, dès qu'il fut monté, tous les défenseurs de la ville s'enfuirent des murs à travers la cité et les nôtres les suivirent et les pourchassèrent en les tuant et les sabrant jusqu'au temple de Salomon (17), où il y eut un tel carnage que les nôtres marchaient dans leur sang jusqu'aux chevilles.

De son côté, le comte Raymond, placé au midi, conduisit son armée et le château de bois jusqu'auprès du mur. Mais entre le château et le mur s'étendait un fossé, et l'on fit crier que quiconque porterait trois pierres dans le fossé aurait un denier. Il fallut pour le combler trois jours et trois nuits (18). Enfin le fossé rempli, on amena le château contre la muraille. À l'intérieur, les défenseurs se battaient avec vigueur contre les nôtres en usant du feu (19) et des pierres. Le comte, apprenant que les Francs étaient dans la ville, dit à ses hommes: " Que tardez-vous? Voici que tous les Français sont déjà dans la ville. "

L'amiral qui commandait la Tour de David (20) se rendit au comte et lui ouvrit la porte à laquelle les pèlerins avaient coutume de payer tribut (21). Entrés dans la ville, nos pèlerins poursuivaient et massacraient les Sarrasins jusqu'au temple de Salomon, où ils s'étaient rassemblés et où ils livrèrent aux nôtres le plus furieux combat pendant toute la journée, au point que le temple tout entier ruisselait de leur sang. Enfin, après avoir enfoncé les païens, les nôtres saisirent dans le temple un grand nombre d'hommes et de femmes, et ils tuèrent ou laissèrent vivant qui bon leur semblait. Au-dessus du temple de Salomon (22) s'était réfugié un groupe nombreux de païens des deux sexes, auxquels Tancrède et Gaston de Béarn avaient donné leurs bannières (23). Les croisés coururent bientôt par toute la ville, raflant l'or, l'argent, les chevaux, les mulets et pillant les maisons, qui regorgeaient de richesses.

Puis, tout heureux et pleurant de joie, les nôtres allèrent adorer le Sépulcre de notre Sauveur Jésus et s'acquittèrent de leur dette envers lui (24). Le matin suivant (25), les nôtres escaladèrent le toit du temple, attaquèrent les Sarrasins, hommes et femmes, et, ayant tiré l'épée, les décapitèrent. Quelques-uns se jetèrent du haut du temple. À cette vue, Tancrède fut rempli d'indignation.

Alors, les nôtres décidèrent en conseil que chacun ferait des aumônes et des prières, afin que Dieu élût celui qu'il voudrait pour régner sur les autres et gouverner la cité. On ordonna aussi de jeter hors de la ville tous les Sarrasins morts, à cause de l'extrême puanteur, car toute la ville était presque entièrement remplie de leurs cadavres. Les Sarrasins vivants traînaient les morts hors de la ville, devant les portes et en faisaient des monceaux aussi hauts que des maisons. Nul n'a jamais vu un pareil carnage de la gent païenne: des bûchers étaient disposés comme des bornes et nul, si ce n'est Dieu, ne sait leur nombre. Le comte Raymond fit conduire l'amiral et ses compagnons (26) jusqu'à Ascalon, où ils arrivèrent sains et saufs.

(1) Le huitième jour avant les ides correspondrait au lundi 6 juin; le jour indiqué (le mardi) correspond au 7 juin, et c'est la véritable date de l'arrivée devant Jérusalem; elle est donnée par Tudebode.
(2) L'église Saint-Étienne était située en dehors de l'enceinte au nord, devant la porte du même nom.
(3) En face de la porte et de la Tour de David.
(4) Le 9 juin. Raymond de Pilet était un chevalier de l'armée du comte de Toulouse et Raymond de Turenne était vicomte de Turenne en Limousin.
(5) Le lundi 13 juin.
(6) Cet avant-mur protégeait l'enceinte septentrionale.
(7) Une flotte génoise arriva à Jaffa.
(8) Il n'y avait pas de bois dans les environs immédiats de Jérusalem.
(9) Dans la nuit du samedi 9 au dimanche 10 juillet.
(10) Le mur oriental n'avait pas été assiégé jusque-là. La tour roulante fut transportée entre l'église Saint-Étienne et la vallée du Cédron.
(11) Du 10 au 12 juillet.
(12) Le mercredi 13 et le jeudi 14 juillet 1099.
(13) La chronologie de l'Anonyme est ici en défaut. Ce fut le 6 juillet que la procession fut ordonnée par le conseil des princes, et elle eut lieu le vendredi 8 juillet (Raymond d'Aguilers et lettre de Daimbert).
(14) Le 15 juillet 1099.
(15) C'est-à-dire dans la tour roulante.
(16) Originaire de Tournai.
(17) C'est-à-dire la mosquée d'Omar, bâtie sur son emplacement, à l'angle sud-est de la ville, en face du Saint-Sépulcre.
(18) C'est le 12 juillet que les Provençaux avaient commencé à combler le fossé.
(19) Du feu grégeois.
(20) La Tour de David était situé dans la partie ouest de l'enceinte.
(21) La porte de Jaffa, par laquelle les pèlerins entraient à Jérusalem après avoir payé le tribut exigé par les Turcs.
(22) Le toit de la mosquée d'Omar a la forme d'une terrasse octogonale d'où émerge la coupole.
(23) Comme sauvegarde. Gaston IV, vicomte de Béarn.
(24) C'est-à-dire du voeu qu'ils avaient fait en prenant la croix.
(25) Le 16 juillet.
(26) L'émir égyptien de Jérusalem et la garnison de la Tour de David, le soir même de la prise de la ville.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 195-207.


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Siège et prise de Jérusalem par les croisés, selon Guillaume de Tyr

Les légions des croisés dressèrent leur camp en face de Jérusalem le sept juin de l'an de grâce mille quatre-vingt-dix-neuf. On dit qu’il y arriva environ quarante mille personnes des deux sexes, ainsi que d'âge et de condition divers, dont tout au plus vingt mille hommes de pied, bien équipés, et quinze cents chevaliers, le reste étant composé de gens du peuple dénués d'armes, de malades, ou d'autres individus faibles et incapables de service. Dans le même temps, il y avait dans la ville, à ce qu’on disait, quarante mille hommes vigoureux et très bien armés. Une multitude immense était accourue des bourgs et lieux circonvoisins, tant pour éviter l'approche de l'armée chrétienne et pourvoir à sa propre sûreté, que pour défendre la cité royale des périls qui la menaçaient, et pour la renforcer en hommes de guerre et en approvisionnements de toute espèce.

[...]

Dès que le jour eut paru, tous les croisés, revêtus de leurs armes, s'avancèrent, conformément aux ordres qu'ils avaient reçus, pour commencer l'attaque, animés d'un seul et même esprit, et chacun d'eux résolu à périr pour le Christ, ou à conquérir la liberté de la cité chrétienne. Au milieu d'un peuple si nombreux, on ne voyait pas un vieillard, pas un homme faible ou jeune encore, que le zèle de sa cause et la ferveur de sa dévotion n'entraînât au combat; les femmes même, oubliant leur sexe et leur faiblesse ordinaire, se mêlaient aux travaux des hommes et se hasardaient au maniement des armes sans vouloir consulter leurs forces.

[...]

Dès qu’ils furent parvenus sur les remparts, ils allèrent ouvrir la porte du midi, qui se trouvait près de là, et tout le peuple chrétien pénétra facilement par ce nouveau côté. [...] La plus grande partie du peuple s'était réfugiée sous les portiques du temple, soit parce que ce lieu se trouvait placé presque l'écart, soit parce qu'il était défendu par une muraille, et par des tours et des portes solides. Mais il cherchait en vain un asile, et un point de refuge. Tancrède y courut aussitôt, suivi de la plus grande partie de l'armée: il pénétra de vive force dans le temple et, après de nouvelles scènes de carnage, on dit qu'il emporta une immense quantité d’or, d’argent et de pierreries; dans la suite cependant, et lorsque le premier tumulte fut apaisé, on croit qu'il rendit intégralement tout ce qu'il avait enlevé.

Les autres princes après avoir mis à mort dans les divers quartiers de la ville tous ceux qu'ils rencontraient sous leurs pas, ayant appris qu'une grande partie du peuple s'était réfugiée derrière les remparts du temple, y coururent tous ensemble, conduisant à leur suite une immense multitude de cavaliers et de fantassins, frappant de leurs glaives tous ceux qui se présentaient, ne faisant grâce à personne, et inondant la place du sang des infidèles; ils accomplissaient ainsi les justes décrets de Dieu, afin que ceux qui avaient profané le sanctuaire du Seigneur par leurs actes superstitieux, le rendant dès lors étranger au peuple fidèle, le purifiassent à leur tour par leur propre sang, et subissent la mort dans ce lieu même en expiation de leurs crimes. On ne pouvait voir cependant sans horreur cette multitude de morts, ces membres épars jonchant la terre de tous côtés, et ces flots de sang inondant la surface du sol. Et ce n'était pas seulement ce spectacle de corps privés de vie et dispersés çà et là en mille pièces qui inspirait un sentiment d'effroi; la vue même des vainqueurs couverts de sang de la tête aux pieds était également un objet d'épouvante, et le signal de nouveaux dangers. On dit qu'il périt dans l'enceinte même du temple, environ dix mille ennemis, sans compter tous ceux qui avaient été tués de tous côtés, dont les cadavres jonchaient les rues et les places publiques, et dont le nombre ne fut pas moins considérable. Tous ceux des croisés qui n'étaient pas auprès du temple parcouraient la ville pendant ce temps, cherchant dans toutes les rues détournées, dans tous les passages écartés, les malheureux qui se cachaient pour échapper à la mort, les traînant ensuite en public comme de vils bestiaux et les immolant à leur fureur. D'autres se formant par petits détachements, entraient dans les maisons, enlevaient le père de famille, les femmes, les enfants, et tous les serviteurs, les perçaient de leur glaive, ou les précipitaient de quelque point élevé, en sorte que les malheureux en tombant sur la terre se brisaient en mille morceaux; pendant ce temps, chacun s'emparait, à titre de propriété perpétuelle, de la maison dans laquelle il était entré de vive force et de tout ce qu'il trouvait.

Traduction par R. de la Croix, La conquête de la Terre sainte par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 309, 323, 334-336.


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Siège et prise de Jérusalem, selon Anne Comnène

[...] En chemin, ils s'emparèrent de plusieurs places sur la côte; mais ils laissèrent pour le moment toutes les plus fortes [places] qui auraient nécessité un plus long siège et se hatèrent de gagner Jérusalem. Après en avoir encerclé les remparts qu'ils assiégèrent en livrant de fréquents assauts, ils s'emparèrent de la ville au bout d'un mois et massacrèrent un grand nombre d'habitants, Sarrasin et Hébreux. Quand ils eurent tout soumis à leur autorité et que personne ne fit plus de résistance, ils remirent complètement le pouvoir à Godefroi et le nommèrent roi.

Traduction par Bernard Leib, Alexiade. Paris, Les Belles Lettres, 1945, livre XI, p. 32.


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Siège et prise de Jérusalem selon Ibn al-Qalânisî

[...] Thence they marched to Jerusalem, the inhabitants of which they engaged and blockaded, and having set up the tower against the city they brought it forward to the wall. At length news reached them that al-Afdal (1) was on his way from Egypt with a mighty army to engage in the Holy War against them, and to destroy them, and to succour and protect the city against them. They therefore attacked the city with increased vigour, and prolonged the battle that day until the daylight faded, then withdrew from it, after promising the inhabitants to renew the attack upon them on the morrow. The townsfolk descended from the wall at sunset, whereupon the Franks renewed their assault upon it, climbed up the tower, and gained a footing on the city wall. The defenders were driven down, and the Franks stormed the town and gained possession of it. A number of the townsfolk fled to the sanctuary [of David], and a great host were killed. The Jews assembled in the synagogue, and the Franks burned it over their heads. The sanctuary was surrendered to them on guarantee of safety on the 22nd of Sha'bân (14th July) [1099] of this year, and they destroyed the shrines and the tomb of Abraham.

(1) Al-Afdal est le vizir du calife fatimide d'Égypte.

Traduction par H. A. R. Gibb, The Damascus Chronicle of the Crusades, London, Luzac & CO., 1932, pp. 47-48.


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Prise de Jérusalem par les Fatimides, puis par les Francs, selon Ibn al-Athir

An 492 de l'Hégire (1099)

Entrée des Francs dans la ville sainte. Jérusalem était comprise dans les États de Tadj-eddaulé Totosh, qui en avait fait cession à Socman, fils d'Ortok le Turcoman. Après la victoire remportée par les Francs devant Antioche et le massacre qu'ils y firent, la puissance des Turcs se trouva affaiblie et ils se dispersèrent. Les Égyptiens, voyant la faiblesse des Turcs, s'avancèrent en Syrie sous la conduite d'Afdhal (1), fils de Bedr-Aldjemaly (2), et assiégèrent la ville. Dans ses murs se trouvaient Socman et Ilgazy (3), tous deux fils d'Ortok. Les Égyptiens mirent en jeu plus de quarante machines et renversèrent plusieurs parties des murailles. Mais les habitants opposèrent une vive résistance et le siège dura plus de quarante jours. À la fin, au mois de shaban de l'année 489 (4), la ville se rendit. Afdhal usa de générosité envers Socman et Ilgazy, ainsi qu'à l'égard des personnes qui s'étaient jointes à eux. Il leur fit de grands présents et les laissa aller en liberté. Ils se rendirent à Damas et traversèrent ensuite tout l'Euphrate. Socman s'établit dans la ville d'Édesse (5). Quant à Ilgazy, il passa en Irak. Le vizir égyptien confia le gouvernement de Jérusalem à un émir connu sous le nom d'Iftikhar-eddaulé. Cet émir se trouvait dans la ville sainte quand les Francs arrivèrent devant ses murailles. Comme ils avaient essayé sans succès de prendre la ville d'Acre, ils se portèrent vers Jérusalem et l'assiégèrent pendant plus de quarante jours. Ils élevèrent deux tours contre la ville; l'une était du côté de la montagne de Sion. Les Musulmans y mirent le feu et tuèrent tous les Chrétiens qui s'y trouvaient. Mais au moment où la tour finissait de brûler, un homme accourut pour leur annoncer que la ville venait d'être envahie du côté opposé. La ville sainte fut prise du côté nord, dans la matinée du 22 du mois de shaban (6). Aussitôt, la foule prit la fuite. Les Francs restèrent une semaine dans la ville, occupés à massacrer les Musulmans. Une troupe de Musulmans s'était retirée dans le Mirhab de David (7) et s'y était fortifiée. Elle se défendit pendant trois jours. Les Francs ayant offert de les recevoir à la capitulation, ils se rendirent et eurent la vie sauve. On leur permit de sortir pendant la nuit et ils se retirèrent à Ascalon (8). Les Francs massacrèrent plus de soixante-dix mille Musulmans dans la mosquée al-Aqsa (9). Parmi eux, on remarquait un grand nombre d'imams, d'oulémas (10) et de personnes menant une vie pieuse et austère qui avaient quitté leur patrie pour venir prier dans ce noble lieu. Les Francs enlevèrent de la chapelle de la Sakhra (11) plus de quarante lampes d'argent, chacune d'un poids de trois mille six cent dirhems. Ils y prirent aussi un tennour (12) d'argent qui pesait quarante ratls (13) de Syrie ainsi que cent cinquante lampes de moindre grandeur. Le butin fait par les Francs était immense.

(1) Général et vizir du calife fatimide d'Égypte al-Mustansir, il devint de fait le véritable gouverneur de l'Égypte et mourut assassiné en 1121.
(2) D'origine arménienne, il fut le très puissant ministre du calife d'Égypte al-Mustansir, et assura à son fils Afdhal un pouvoir comparable au sien.
(3) Ilgazy, fils d'Ortok et frère de Socman, fut gouverneur de Jérusalem après son beau-frère Totosh. Il fut également gouverneur ou seigneur de nombreuses autres villes (Bagdad, Alep...) et mourut en 1122.
(4) Août 1096. En fait, Jérusalem fut prise par Afdhal en août 1098.
(5) Aujourd'hui Urfa, en Turquie. Ville prise par Baudoin de Boulogne en 1098, qui en fit la capitale du comté d'Édesse.
(6) Le 15 juillet 1099.
(7) Probablement situé dans la tour de David. Mirhab signifie sanctuaire.
(8) Port de l'État d'Israël, situé entre Jaffa et Gaza. Il fut pris par les croisés en 1154.
(9) Une des plus célèbres mosquées de Jérusalem. Transformée en résidence royale par Baudoin I, elle fut cédée en 1118 aux Templiers.
(10) Savants.
(11) Dépendance de la mosquée al-Aqsa.
(12) Grande lampe.
(13) Livres syriennes.

Traduction prise dans Ghislain Brunel, dir., Sources d'Histoire médiévale. IXe - milieu du XIVe siècle, Paris, Larousse, 1992, pp. 379-380.


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Fragments de deux lettres juives écrites au lendemain de la prise de Jérusalem

I.-[...]Vous vous rappelez, Seigneur, qu'il y a bien des années j'ai abandonné mon pays (1) pour chercher la merci de Dieu, subvenir à ma pauvreté, contempler Jérusalem, et ensuite revenir. Cependant, quand je fus à Alexandrie, Dieu provoqua des circonstances qui entraînèrent un certain retard. Puis " la mer devint orageuse ", et de nombreuses bandes armées apparurent en Palestine [...]. Ce fut tout juste si un survivant sur tout un groupe put revenir ici de Palestine pour nous dire que presque personne ne pouvait se sauver, parce que ces bandes étaient très nombreuses et encerclaient toutes les villes. Et encore il y avait le voyage à travers le désert au milieu des Bédouins, si bien que quiconque échappait aux uns tombait entre les mains des autres (2). En outre des mutineries éclatèrent à travers tout le pays et atteignirent même Alexandrie, si bien que nous-mêmes fûmes assiégés plusieurs fois et que la ville fut ruinée (3) [...]. La fin cependant fut bonne, car le Sultan (4) -- Dieu glorifie ses victoires -- reprit la ville et y fit régner une justice jusqu'ici sans précédent dans l'histoire d'aucun roi du monde: il n'y eut pas un dirham enlevé à personne. J'en étais donc venu à espérer qu'en raison de sa justice et de sa force, Dieu lui remettrait le pays, et que je pourrais aller à Jérusalem; pour cette raison, je vins donc d'Alexandrie au Caire, pour entreprendre de là le voyage. Mais, lorsque Dieu lui eut rendue Jérusalem la Bénie, cette situation dura trop peu pour autoriser le voyage. Car les Francs arrivèrent et tuèrent tout le monde dans la ville, qu'il s'agit d'Isma'il ou d'Israil; les quelques survivants furent faits prisonniers. Quelques-uns ont été rachetés depuis lors, mais d'autres sont encore en captivité dans toutes les parties du monde (5). Certes, nous avions tous escompté que notre sultan (6)-Dieu glorifie ses victoires-se mettrait en campagne contre les Francs et les chasserait. Mais fois après fois notre espoir fut déçu. Cependant, juste en ce moment (7) nous espérons fermement que Dieu va lui livrer ses ennemis, car il est inévitable que les armées en viennent aux mains cette année. Et si Dieu nous accorde par lui la victoire et qu'il conquière Jérusalem, ainsi soit-il si c'est la volonté de Dieu, je ne serai pas de ceux qui languiront, j'irai contempler la ville et retournerai droit auprès de vous. Si Dieu le défende, cette fois était, comme les précédentes qu'il soit impossible de faire le pèlerinage, Dieu m'en déchargera, car à mon âge je ne peux plus me permettre de tarder. Je désire retourner chez moi en tout état de cause, que j'aie vu Jérusalem ou que j'aie dû renoncer à cet espoir, deux éventualités également possibles. Vous savez évidemment, Seigneur, ce qui nous arrive depuis cinq ans. Épidémies, maladies, ennuis se sont succédé sans arrêt pendant quatre ans, les riches sont devenus pauvres, un grand nombre de gens sont morts de l'épidémie, des familles entières y ont péri, et moi-même j'ai été affligé d'une grave maladie dont je n'ai guéri qu'il y a environ un an et pour attraper encore une autre maladie[...]

(1) L'Ifriqiya (la Tunisie).
(2) On ne voit pas clairement dans le texte suivant si les bandes dont il s'agit sont les envahisseurs turcs de la Palestine ou déjà les Croisés dont on va reparler ensuite.
(3) Il s'agit vraisemblablement d'une allusion rétrospective à la révolte de Nizâr, le fils du calife al-Mustansir éliminé au profit de son frère al-Musta'lî, mais auquel devaient rester fidèles les isma'iliens de la branche appelée " Assassins ".
(4) Par sultan on entendait à cette époque vizir, chef effectif du gouvernement et de l'armée. À ce moment, le " sultan " est l'arménien converti Badr al-Djamâlî.
(5) L'auteur de la lettre ne parle pas de l'incendie de la synagogue attesté par les sources musulmanes.
(6) Il s'agit maintenant d'al-Afdal, fils de Badr.
(7) La lettre semble donc avoir été écrite lors de la dernière tentative d'al-Afdal pour reprendre la Palestine en 1102.


II.-[...] Nous remercions le Très-Haut qui nous a donné l'occasion d'accomplir cet acte pieux et vous a accordé d'y participer avec nous. Nous avons dépensé l'argent pour la rançon de quelques-uns des prisonniers, après avoir considéré les instructions contenues dans votre lettre, c'est-à-dire que nous avons envoyé ce qui était disponible à ceux qui avaient déjà été rançonnés (?). Nous n'avons pas manqué de répondre à ce que vous nous aviez écrit, mais nous cherchions quelqu'un qui pût vous porter notre réponse. Puis fondirent sur nous ces maladies: épidémie, peste, lèpre, qui nous remplirent d'anxiété, par peur que nous-mêmes ou quelques proches n'en fussions atteints. Un homme en qui nous avons confiance est parti d'ici et a dû vous expliquer ce qu'il en était de la somme envoyée par vous [...]. Des nouvelles nous atteignent encore que parmi les hommes qui ont été rachetés des Francs, et sont restés à Ascalon (1) , quelques-uns risquent de mourir de misère. D'autres sont restés en captivité, et d'autres ont été tués, devant d'autres qui ensuite ont été tués aussi au milieu de toutes sortes de tortures [...] À la fin tous ceux qui purent être rachetés furent libérés, avec cependant quelques exceptions, y compris, dit-on, un garçon de neuf ans que les Francs pressèrent de se convertir librement au christianisme, mais (qui refusa) [...] Jusqu'à ce jour ces captifs restent aux mains des Francs, aussi bien qu'un petit nombre pris à Antioche, et sans compter ceux qui avaient abjuré par désespoir de ne pouvoir être rachetés ni laissés libres. Nous n'avons pas entendu dire que les maudits Allemands (2) aient violé les femmes comme faisaient les autres.- Parmi ceux qui ont pu trouver le salut sont quelques-uns qui se sont sauvés le second ou le troisième jour suivant la bataille, ou ont été laissés avec le gouverneur qui avait obtenu un sauf-conduit. Quelques autres, après avoir été pris par les Francs, restèrent quelque temps, puis trouvèrent moyen de se sauver. Mais la majorité consiste en ceux qui ont été rachetés. Malheureusement beaucoup ont terminé leur vie dans toutes sortes de souffrances et d'afflictions. Les privations qu'ils avaient eu à endurer les avaient poussés à quitter le pays sans nourriture ni protection contre le froid, et ils moururent en route. D'autres de même périrent en mer [...] (Le reste de la lettre explique que le prix normal de rachat aurait été de cent dinars pour trois prisonniers (3), mais que cependant beaucoup de pauvres gens ont pu être rachetés à moins. Néanmoins il a fallu contracter bien des emprunts, et il faut inciter toutes les communautés à envoyer des fonds pour cette oeuvre pie.)

(1) Place frontière restée aux mains des Égyptiens.
(2) Vu la faible participation des Allemands à la Croisade il s'agit probablement des " Lorrains " de Godefroy de Bouillon, sujets de l'Empire.
(3) Prix normal traditionnel d'un esclave mâle sans qualification particulière.

Traduction de D. S. Goitein, "Contemporary Letters on the Capture of Jerusalem", Journal of Jewish Studies, III, 1952 (prise dans Claude Cahen, Orient et Occident au temps des croisades, Éditions Aubier Montaigne, 1983, pp. 224-225).


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LA BATAILLE D'ASCALON


La bataille d'Ascalon selon l'Anonyme des Gesta Francorum

Au point du jour (1), ils pénétrèrent dans une vallée magnifique, près du rivage de la mer, où ils ordonnèrent leurs batailles. Le duc rangea sa troupe en bataille, le comte de Normandie la sienne, le comte de Saint-Gilles la sienne, le comte de Flandre la sienne, le comte Eustache la sienne, Tancrède et Gaston la leur (2). Ils disposèrent, en outre, des piétons et des archers pour précéder les chevaliers. Tout fut ordonné ainsi, et ils commencèrent à combattre au nom du Seigneur Jésus-Christ.

À l'aile gauche était le duc Godefroi avec sa troupe et le comte de Saint-Gilles chevaucha près de la mer, à l'aile droite; le comte de Normandie, le comte de Flandre, Tancrède et tous les autres chevauchaient au centre. Les nôtres avancèrent ainsi progressivement. Les païens, de leur côté, étaient prêts au combat. Chacun d'eux avait sa gourde pendue au cou, ce qui leur permettait de boire tout en nous poursuivant, mais ils n'en eurent pas le temps, grâce à Dieu.

Le comte de Normandie, apercevant l'étendard de l'amiral orné d'une pomme d'or au sommet d'une lance argentée, s'élança violemment sur son porteur et le blessa mortellement. D'autre part, le comte de Flandre les attaqua vigoureusement. Tancrède, de son côté, fit irruption dans leur camp, ce que voyant les païens prirent aussitôt la fuite. Leur multitude était innombrable, et nul n'en sait le nombre, excepté Dieu. La bataille était acharnée, mais une force divine nous accompagnait, si grande, si puissante que, en un rien de temps, nous les vainquîmes.

Les ennemis de Dieu étaient aveuglés et stupéfaits:ils voyaient bien, les yeux ouverts, les chevaliers du Christ, mais c'était comme s'ils ne voyaient rien et ils n'osaient plus s'élever contre les Chrétiens, car la puissance divine les terrifiait. Dans leur épouvante, ils grimpaient aux arbres pour s'y cacher, mais les nôtres, à coups de flèches, de lances et d'épées, les massacraient en les précipitant à terre. D'autres se couchaient sur le sol, n'osant plus se dresser contre nous, et les nôtres les décapitaient comme on découpe des animaux au marché. Près de la mer, le comte de Saint-Gilles en tua un nombre incalculable; quelques-uns se jetaient à la mer, d'autres fuyaient çà et là.

L'amiral (3), arrivé devant la cité dans l'affliction et la douleur, s'écria tout en larmes: [reproduit un véritable morceau de rhétorique].

Les nôtres recueillirent son étendard et le comte de Normandie (4) l'acheta vingt marcs d'argent (5) et le donna au patriarche en l'honneur de Dieu et du Saint-Sépulcre. Quelqu'un acheta son épée soixante besants (6).

Tous nos ennemis furent ainsi vaincus avec la permission de Dieu. Tous les navires des terres païennes se trouvaient là (7). Les hommes qui les montaient, voyant l'amiral fuir avec son armée, hissèrent aussitôt leurs voiles et gagnèrent la haute mer.

Revenus au camp ennemi, les autres recueillirent un immense butin d'or et d'argent, des monceaux de richesses, des animaux de tout genre, des armes de toute espèce. Ils emportèrent ce qu'ils voulurent et brûlèrent le reste.

Les nôtres rentrèrent à Jérusalem, rapportant avec eux toute espèce de ressources qui leur étaient nécessaires. Cette bataille se livra la veille des ides d'août (8), par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui reviennent honneur et gloire maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. Que toute âme dise: Ainsi soit-il!

(1) Le 12 août 1099.
(2) Gaston IV, vicomte de Béarn.
(3) L'émir égyptien qui s'enfuit à Ascalon.
(4) Robert Courte-Heuse avait tué le porte-étendard, mais il dut racheter l'étendard lui-même au soldat qui l'avait ramassé.
(5) Le marc d'argent équivaut à une livre d'argent.
(6) Il s'agit de l'épée de l'émir égyptien qui devait être richement ornée.
(7) Une flotte égyptienne croisait devant Ascalon.
(8) Le vendredi 12 août 1099. Le retour à Jérusalem eut lieu le lendemain.

Traduction par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions " Les Belles Lettres ", 1964 (1924), pp. 213-219.


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Bataille d'Ascalon selon Ibn al-Qalânisî

Al-Afdal arrived with the Egyptian armies, but found himself forestalled, and having been reinforced by the troops from the Sâhil (1), encamped outside Ascalon on 14th Ramadân (4th August), to await the arrival of the fleet by sea and of the Arab levies. The army of the Franks advanced against him and attacked him in great force. The Egyptian army was thrown back towards Ascalon, al-Afdal himself taking refuge in the city. The swords of the Franks were given mastery over the Muslims, and death was meted out to the footmen, volunteers, and townsfolk, about ten thousand souls, and the camp was plundered. Al-Afdal set out for Egypt with his officers, and the Franks besieged Ascalon [...]

(1) The Sâhil was the general name given to the coastal plain and the maritime towns, from Ascalon to Bairût.

Traduction par H. A. R. Gibb, The Damascus Chronicle of the Crusades, London, Luzac & CO., 1932, p. 48.


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Lettre de Daimbert, archevêque de Pise, de Godefroy et de Raymond de Saint-Gilles au pape

Au pape de l'Église romaine, et à tous les évêques et fidèles attachés à la foi chrétienne universelle. Moi archevêque de Pise, et les autres Évêques; Godefroy, par la grâce de Dieu, actuellement défenseur de l'Église du Saint-Sépulcre; Raymond, comte de Saint-Gilles et l'armée de Dieu toute entière qui se trouve sur la terre d'Israël, salut et prières abondantes, dans la joie et l'exaltation en présence du Seigneur.

Dieu a manifesté sa miséricorde en accomplissant en nous les choses qu'il avait promises dans les temps anciens. Car, lorsqu'après la prise de Nicée l'armée se remit en route, elle était forte de plus de trois cent mille hommes. Quoique une si grande multitude, qui pouvait occuper toute la Romanie, et en épuiser tous les fleuves, eût pu en un seul jour consommer tous les grains de la contrée, néanmoins le Seigneur l'entretint dans une si grande abondance, qu'on avait un bélier pour un écu (nummus) et un boeuf pour douze écus tout au plus. En outre, lorsque les princes et les rois des Sarrasins se portèrent contre nous, Dieu a voulu qu'ils fussent sans peine vaincus et exterminés. Mais comme de tels succès enflèrent notre orgueil, il nous opposa la ville d'Antioche, que tous les efforts des hommes n'auraient pu surmonter; nous y retint pendant neuf mois; et nous humilia pendant les travaux extérieurs du siège, jusqu'à ce que les fumées de notre orgueil eussent été complètement dissipées. Lorsque notre humiliation fut arrivée à ce point que dans toute l'armée on eût à peine trouvé cent chevaux en état de servir, Dieu nous ouvrit les trésors de sa bénédiction et de sa miséricorde, et nous introduisit dans la ville, où il nous livra les Turcs et tout ce qu'ils possédaient. Mais attendu que nous envisagions nos succès comme uniquement dus à la puissance de nos armes et que nous ne rendions pas de dignes actions de grâces au Dieu qui nous les avait procurés, nous fûmes à notre tour assiégés par une si grande multitude de Sarrasins, que personne n'osait sortir de cette grande cité. En outre, la faim se fit sentir si cruellement dans la ville, que quelques-uns eurent de la peine à s'abstenir de manger de la chair humaine. Il serait long de faire le récit des misères qui s'étendirent sur la ville. Mais le Seigneur, jetant un regard sur le peuple qu'il avait si longtemps flagellé, lui envoya ses bienveillantes consolations. C'est pourquoi, pour nous dédommager de nos tribulations, il nous offrit, comme gage de la victoire, sa lance, trésor qui n'avait pas vu le jour depuis le temps des apôtres. Ensuite il enflamma si bien le coeur des hommes, que ceux à qui la faim ou la maladie avait ôté la possibilité de marcher, sentirent couler en eux la force de prendre leurs armes et de combattre l'ennemi avec un ferme courage. Ensuite, lorsque après la victoire, la faim, l'ennui et surtout la discorde des princes eurent considérablement affaibli l'armée d'Antioche, nous étant dirigé vers la Syrie, nous prîmes d'assaut les villes sarrasines d'Albara et de Marrah, et nous nous mîmes en possession des châteaux de la contrée. Après quelque temps de séjour, la faim devint si impérieuse dans l'armée, que des corps de Sarrasins déjà tombés en putréfaction, servirent d'aliment au peuple chrétien. Ensuite, lorsque par une divine inspiration nous nous fûmes enfoncés dans l'intérieur de l'Hispanie, la main libérale, victorieuse et pleine de miséricorde du père tout-puissant s'étendit sur nous. En effet, les habitants des villes et des châteaux des pays que nous traversions, nous envoyaient des députés chargés de présents, et se montraient disposés à recevoir notre loi et à nous faire la remise de leurs villes. Mais, comme notre armée n'était pas nombreuse, et que tout le monde avait hâte d'arriver à Jérusalem, nous soumettions ces villes à des tributs, en acceptant des garanties; car une seule de leurs villes maritimes comptait plus de défenseurs que nous n'en avions dans notre armée. Lorsqu'on eut appris à Antioche, à Laodicée, à Rohas (Édesse), que la main du Seigneur était avec nous, plusieurs des guerriers qui étaient restés dans ces villes nous rejoignirent auprès de Tyr. C'est ainsi que Dieu ne cessant de marcher et de coopérer avec nous, nous arrivâmes jusqu'à Jérusalem. Après que l'armée eut éprouvé les plus rudes fatigues au siège de cette ville, surtout à cause du manque d'eau, les évêques et les princes, après avoir tenu conseil, ordonnèrent que l'on ferait nu-pieds le tour de la ville, afin que celui qui y avait son entrée dans l'humiliation nous l'ouvrît en considération de notre humilité, pour faire justice de ses ennemis. Le Seigneur s'étant laissé apaiser par cet acte d'humilité, le huitième jour qui le suivit, c'est-à-dire le jour où la primitive Église sortit de Jérusalem, et où beaucoup de fidèles célèbrent la fête de la dispersion des Apôtres, il nous livra la ville avec les ennemis de son nom. Si vous désirez savoir quel sort fut réservé aux Infidèles qui s'y trouvèrent, sachez que, dans le portique et le temple de Salomon, les cavaliers s'avançaient dans le sang des Sarrasins qui s'élevait jusqu'aux genoux de leurs chevaux. Ensuite, lorsqu'on eut réglé ceux qui devaient rester dans la ville, et ceux que l'amour de la patrie et de la famille poussait à reprendre le chemin de leur pays, on nous annonça que le roi des Babyloniens (Égyptiens) était arrivé à Ascalon avec une multitude innombrable de Païens, dans l'intention d'emmener en captivité les Francs qui occupaient Jérusalem, et de mettre le siège devant Antioche. C'est ainsi que lui-même l'avait dit: mais le Seigneur avait autrement décidé de notre sort. Lors donc que nous fûmes assurés que l'armée des Babyloniens était à Ascalon, nous marchâmes à leur rencontre laissant nos bagages et nos infirmes dans les murs de Jérusalem avec un corps pour les garder. Lorsque notre armée et celle des ennemis se trouvèrent en présence, nous invoquâmes à genoux le secours de Dieu, pour que celui qui avait confirmé la loi chrétienne dans nos autres nécessités, après avoir, dans la bataille qui allait se livrer, brisé les forces des Sarrasins et celles du diable, daignât étendre pour toujours d'une mer à l'autre le règne du Christ et de l'Église. Dieu ne fut pas longtemps sourd aux cris de ceux qui l'invoquaient, et nous envoya un tel degré d'audace que celui qui nous aurait vus nous élancer sur l'ennemi, aurait jugé lente la course du cerf altéré vers la source d'eau vive. Cela doit paraître d'autant plus merveilleux, que dans notre armée, il n'y avait pas plus de cinq mille hommes de pied, pendant que l'armée ennemie pouvait compter cent mille cavaliers et quatre cent mille fantassins. Le seigneur alors se montra admirable pour ses serviteurs, puisque, avant d'engager le combat, et par la seule impétuosité de notre élan, il mit en fuite toute cette multitude et leur fit abandonner toutes leurs armes, afin que si plus tard ils eussent été tentés de se retourner contre nous, le manque d'armes dût les en empêcher. Il est inutile de rechercher quel butin l'on fit sur eux; il suffit de dire que les trésors du roi de Babylone (le Caire) tombèrent en notre pouvoir. Plus de cent mille Maures périrent par le tranchant du glaive. Leur effroi fut tel, que deux mille hommes s'étouffèrent à la porte de la ville. Quant à ceux qui périrent dans la mer, le nombre ne saurait en être déterminé. Beaucoup d'entre eux succombèrent dans les halliers. L'univers entier combattait certainement pour nous; et si le pillage du camp n'eût pas retenu un grand nombre des nôtres, bien peu d'ennemis sur une si grande multitude eussent pu aller annoncer la nouvelle de cette bataille. Malgré la longueur de ce récit, nous ne devons pas passer sous silence ce qui arriva la veille de cet engagement. L'armée s'empara de plusieurs milliers de chameaux, de boeufs et de moutons. Lorsque, par l'ordre des chefs, le peuple eut écarté ces animaux pour marcher au combat, chose merveilleuse, les chameaux se groupèrent en troupes nombreuses. Les boeufs et les moutons en firent autant. Ils marchaient à notre suite, de telle sorte qu'ils s'arrêtaient avec ceux qui s'arrêtaient; s'avançaient avec ceux qui s'avançaient; couraient avec ceux qui couraient. Les nuages nous défendaient contre les ardeurs du soleil et nous apportaient du rafraîchissement. Après avoir célébré cette victoire, l'armée retourna à Jérusalem; et après avoir laissé le duc Godefroy dans cette ville, le comte de Saint-Gilles, Robert, comte de Normandie, et Robert, comte de Flandre, reprirent le chemin de Laodicée. Là on trouva Boémond et la flotte des Pisans. Lorsque l'archevêque de Pise eut rétabli la concorde entre Boémond et nos seigneurs, le comte Raymond se disposa à retourner à Jérusalem pour l'amour de Dieu et de ses frères.

En conséquence, prenant en considération la profonde admiration que doit inspirer la vertu de vos frères, la protection si glorieuse et si digne d'ambition du Dieu tout-puissant, et la si désirable rémission de tous vos péchés par la grâce de Dieu et par celle de l'Église catholique du Christ et de toute la famille latine, nous vous invitons à vous abandonner à la joie du triomphe, vous et tous les évêques, les clercs et les moines de bonne vie, et tous les laïcs, afin qu'il vous fasse asseoir à la droite de Dieu, celui qui vit et règne avec le Père dans l'unité du Saint-Esprit pendant les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Nous vous prions et nous vous conjurons, par le seigneur Jésus qui n'a cessé d'être et de travailler avec nous, et qui nous a arraché à toutes nos tribulations, de vous souvenir de vos frères qui retournent à vous, en les comblant de biens et acquittant leurs dettes, afin que Dieu vous prodigue ses dons, vous pardonne tous vos péchés, et vous accorde une part dans tous les biens qu'eux et nous avons mérités devant lui.

Comte Riant date cette lettre en septembre 1099 dans " Inventaire des lettres historiques des croisades ", Archives de l'Orient Latin, New York, AMS Press, 1978 (1881), pp. 201-204.

Traduction prise dans J.F.A. Peyré, Histoire de la Première Croisade, Paris, Aug. Durand, 1859, vol. 2, pp. 494-498.


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AUTRES DOCUMENTS


Le Coran vu par Pierre le Vénérable

« Si l'erreur musulmane doit être dite hérésie, et ses sectateurs, hérétiques, ou s'il faut les appeler païens, je ne le discerne pas clairement. Je les vois en effet tantôt, comme des hérétiques accepter certains points de la foi chrétienne, en rejeter certains autres, tantôt, ce qu'on ne lit jamais qu'un hérétique ait fait, agir et également enseigner à la manière païenne. Avec certains hérétiques en effet, suivant ce qu'a écrit de manière impie Mahomet dans son Alcoran, ils enseignent que le Christ est né d'une Vierge: ils le disent supérieur à tout homme et à Mahomet lui-même; ils affirment qu'il a vécu sans péché, a prêché la vérité, fait des miracles. Ils confessent qu’il y eut un verbe: l'Esprit de Dieu. Mais l’Esprit de Dieu, ou son verbe, ils ne l'exposent ni le comprennent comme nous. La passion du Christ, ou sa mort, ils ne se contentent pas, comme les manichéens, de la dire illusoire, mais, dans leur folie, ils disent qu'elle s'est montrée absolument sans effet. Voilà parmi d'autres les opinions qu'ils partagent avec les hérétiques; avec les païens ils rejettent le baptême, repoussent avec mépris le Saint Sacrifice, bafouent la Pénitence et les autres sacrements de l’Église dans leur ensemble. [...] Voici, complètement exposée, la raison pour laquelle moi, Pierre, le plus petit abbé de la sainte église de Cluny, séjournant en Espagne pour y visiter les maisons que nous y avons, j’ai consacré beaucoup de soins et d'argent à faire traduire d'arabe en latin (les livres) de cette secte impie et la vie exécrable de son fondateur, et à la présenter sans voile à la connaissance des nôtres, afin qu'on sût combien cette hérésie était suspecte et sans fondement, et qu'un serviteur de Dieu en pût être incité, le Saint-Esprit l'illuminant, à la réfuter par écrit. »

Traduction dans R. Delort (éd.), Les croisades, Paris, Seuil, 1988, pp. 241-242.


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Acculturation des Francs en Orient selon Foucher de Chartres

« Nous qui étions Occidentaux, nous sommes devenus Orientaux; celui qui était Romain ou Franc est devenu Galiléen ou Palestinien, l’habitant de Chartres ou de Reims, Tyrien ou Antiochien. Nous avons oublié les lieux de notre origine; plusieurs d'entre nous les ignorent ou même n’en ont jamais entendu parler. Un tel possède ici des maisons en propre et des domestiques comme par droit d’héritage, tel autre a épousé une femme non parmi ses compatriotes, mais Syrienne, Arménienne, parfois même une Sarrasine baptisée. Un autre a beau-père, belle-mère, gendre, descendance, parenté. Celui-ci à des petits-enfants et neveux. Celui-ci possède des vignes, celui-là des champs. On se sert alternativement des diverses langues du pays et les langues jadis parlées à l'exclusion les unes des autres sont devenues communes à tous et la confiance rapproche les races les plus éloignées. La parole de l’Écriture se vérifie: ‘Le lion et le bœuf mangeront au même râtelier.’ Le colon est maintenant devenu presque un indigène; qui était étranger s’assimile à l'habitant.

Chaque jour, des parents et des amis viennent d'Occident nous rejoindre. Ils n'hésitent pas à abandonner là-bas tout ce qu'ils possédaient; car, ceux qui étaient là-bas pauvres, Dieu ici les a rendus riches. Celui qui n'avait que quelques deniers possède ici des trésors. Tel qui chez lui ne jouissait même pas d'une terre possède ici une ville: pourquoi retournerait-il en Occident, celui qui en Orient a trouvé une telle fortune? »

Traduction dans R. Delort (éd.), Les croisades, Paris, Seuil, 1988, p. 263.


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La fondation de l'Ordre des Templiers selon Guillaume de Tyr

In this same year [1118], certain noble men of knightly rank, religious men, devoted to God and fearing him, bound themselves to Christ's service in the hands of the Lord Patriarch. They promised to live in perpetuity as regular canons, without possessions, under vows of chastity and obedience. Their foremost leaders were the venerable Hugh of Payens and Geoffrey of St. Omer. Since they had no church nor any fixed abode, the king, gave them for a time a dwelling place in the south wing of the palace, near the Lord's Temple. The canons of the Lord's Temple gave them, under certain conditions, a square near the palace which the canons possessed. This the knights used as a drill field. The Lord King and his noblemen and also the Lord Patriarch and the prelates of the church gave them benefices from their domains, some for a limited time and some in perpetuity. These were to provide the knights with food and clothing. Their primary duty, one which was enjoined upon them by the Lord Patriarch and the other bishops for the remission of sins, was that of protecting the roads and routes against the attacks of robbers and brigands. This they did especially in order to safeguard pilgrims.

For nine years after their founding, the knights wore secular clothing. They used such garments as the people, for their soul's salvation, gave them. In their ninth year there was held in France, at Troyes, a council at which the Lord Archbishops of Reims and Sens and their suffragans were present, as well as the Bishop of Albano, who was the legate of the apostolic see, and the Abbots of Citeaux, Clairvaux, Pontigny, with many others. This council, by command of the Lord Pope Honorius and the Lord Stephen, Patriarch of Jerusalem, established a rule for the knights and assigned them a white habit.

Although the knights now had been established for nine years, there were still only nine of them. From this time onward their numbers began to grow and their possessions began to multiply. Later, in Pope Eugene's time, it is said that both the knights and their humbler servants, called sergeants, began to affix crosses made of red cloth to their mantles, so as to distinguish themselves from others. They have now grown so great that there are in this Order today [Guillaume écrit vers 1170-74] about 300 knights who wear white mantles, in addition to the brothers, who are almost countless. They are said to have immense possessions both here and overseas, so that there is now not a province in the Christian world which has not bestowed upon the aforesaid brothers a portion of its goods. It is said today that their wealth is equal to the treasures of kings. Because they have a headquarters in the royal palace next to the Temple of the Lord, as we have said before, they are called the Brothers of the Militia of the Temple. Although they maintained their establishment honorably for a long time and fulfilled their vocation with sufficient prudence, later, because of the neglect of humility (which is known as the guardian of all virtues and which, since it sits in the lowest place, cannot fall), they with drew from the Patriarch of Jerusalem, by whom their Order was founded and from whom they received their first benefices and to whom they denied the obedience which their predecessors rendered. They have also taken away tithes and first fruits from God's churches, have disturbed their possessions, and have made themselves exceedingly troublesome.

Traduction par J. Brundage, The Crusades: A Documentary Survey, Milwaukee, Marquette University Press, 1962, pp. 70-73.


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La bulle d'Eugène III pour la deuxième croisade (1145)

« Eugène évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très cher fils Louis illustre et glorieux roi des Francs, aux princes ses fils affectionnés, et à tous les fidèles de Dieu établis en Gaule, salut et bénédiction apostolique.

« Combien nos prédécesseurs, les pontifes romains, ont oeuvré pour la libération de l'Église orientale, nous l'avons appris des récits des anciens et nous le trouvons écrit dans leurs actes. Notre prédécesseur d'heureuse mémoire, le pape Urbain, lança pour ainsi dire l'appel de la trompette et entreprit de rallier à sa décision, de toutes les parties du monde, les fils de l’Église romaine. À sa voix, brûlant du feu de la charité, s'assemblèrent les Ultramontains, et en particulier les actifs et si courageux guerriers du royaume des Francs, ainsi que les gens de l’Italie. De la sorte, une puissante armée s'étant réunie, non sans payer un lourd tribut de leur sang, mais avec l'appui du secours divin, ils libérèrent de l'ordure païenne, outre cette ville où notre Sauveur a voulu souffrir pour nous et où il nous laissa son glorieux Sépulcre en mémorial de sa passion, plusieurs autres, que pour faire bref, nous nous abstenons de rappeler. La grâce de Dieu aidant et le zèle de vos pères, lesquels, à certaines occasions et dans la mesure de leurs forces, mirent leur zèle à les défendre et à répandre dans ces régions la religion chrétienne, ces villes sont restées jusqu'à nos jours aux mains des chrétiens et d'autres cités infidèles furent vaillamment conquises.

« Mais voilà que maintenant, et nous ne pouvons en faire part sans plaintes fort douloureuses, nos péchés et ceux du peuple lui-même ont voulu que la cité d’Édesse, appelée chez nous Rohais, cette cité qui servait seule, dit-on, le Seigneur sous un pouvoir chrétien quand jadis toute la terre d'Orient était occupée par les païens, Édesse soit prise par les ennemis de la Croix du Christ, et qu'avec elle tombent entre leurs mains de nombreux châteaux chrétiens. Dans cette même ville, l'archevêque avec ses clercs et bien d'autres chrétiens ont été tués; les reliques des saints foulées aux pieds par les infidèles et dispersées. La gravité, l'imminence du péril qui en résulte pour l'Église de Dieu et pour la Chrétienté tout entière et dont nous avons pleine conscience n'échappent pas, nous le croyons, à votre prudence. Et de fait, ce qu 'a acquis l'activité de vos pères, le plus grand et le plus clair témoignage de votre noblesse et de votre loyauté serait de le défendre, vous, leurs fils, activement; Si pourtant - plût au ciel - il en est autrement, on aura la preuve que le courage des pères s'est dégradé dans les fils.

« C'est pourquoi nous conseillons, demandons, prescrivons et, pour la rémission de leurs pêchés, nous enjoignons, parmi vous tous, à ceux qui sont de Dieu et particulièrement aux puissants et aux nobles, de se disposer courageusement à opposer une telle défense à cette masse d'infidèles que réjouissent presque constamment des victoires à nos dépens; d'apporter un tel soutient à l’Église d'Orient libérée par vos pères de la tyrannie païenne au prix, nous l'avons dit, de pertes si sanglantes, de vous attacher à arracher si complètement de leurs mains vos frères captifs par milliers, que le prestige de la religion chrétienne en soit accru à cette époque, la vôtre, et que votre courage, vanté dans le monde entier, ne subisse aucune atteinte ni aucune tache [...].

« Pour nous, voulant pourvoir dans notre paternelle sollicitude à la satisfaction de vos intérêts et au rétablissement de ladite Église, et en vertu de l'autorité à nous concédée par Dieu, nous concédons et confirmons au bénéfice de ceux qui auront décidé, dans une intention pieuse, d'entreprendre et de mener à bien une oeuvre et un labeur aussi saints et aussi indispensables, ce pardon de leurs péchés qu’institua notre dit prédécesseur, le pape Urbain; quant à leurs épouses et à leurs enfants, à leurs biens et à leurs possessions, nous décidons qu'ils resteront sous la protection de la sainte Église, sous la nôtre aussi et celle des archevêques, des évêques et des autres prélats de l'Église de Dieu.

« Nous interdisons aussi, en vertu de l'autorité apostolique, que, avant qu'on soit informé en toute certitude de leur retour ou de leur décès, aucun procès ne soit désormais intenté concernant les biens qu'ils possédaient sans contestation au moment de prendre la croix. [...]

« S’ils sont pressés de dettes, ceux qui auront, le cœur pur, entrepris un voyage aussi saint, qu'ils n’acquittent pas d’intérêt pour le temps écoulé. S’ils se sont eux-mêmes liés par serment à l’occasion de cet intérêt, ou si d'autres le sont pour eux, nous les délions, en vertu de notre autorité apostolique, de leur serment ou de leur garantie.

« Si une fois requis, leurs proches, ou les seigneurs dont dépendent leurs fiefs, ne veulent pas leur prêter de l'argent, ou ne sont pas en mesure de le faire, qu'il leur soit permis d'engager librement et sans aucune réclamation leurs terres et leurs autres biens auprès d'églises, de personnes ecclésiastiques ou d'autres fidèles encore.

« La rémission et l'absolution des péchés, conformément à l’institution de notre dit prédécesseur et en vertu de l'autorité du Dieu tout puissant et du bienheureux Pierre, prince des apôtres, à nous concédée par Dieu, voici comment nous l'accordons: quiconque aura dévotement entrepris ce saint voyage, et l'aura mené à bien, où y sera mort, qu'il reçoive l'absolution de tous les péchés qu'il aura confessés d'un cœur repentant. [...] »

Traduction par R. Delort (éd.), Les croisades, Paris, Seuil, 1988, pp. 244-246.


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La prise d'Acre par Richard Coeur-de-Lion et Philippe Auguste (1192), selon l'Itinerarium Peregrinorum

« Le roi de France, rapidement guéri de sa maladie, porta son attention sur la construction de machines et de ‘perrières’, propres à l'attaque et qu'il employait jour et nuit; il en avait une, d'une qualité supérieure, à qui on avait donné le nom de ‘Mauvaise voisine’. Les Turcs en avaient une aussi qu'on appelait ‘Mauvaise cousine’ et qui, par ses jets violents mettait souvent ‘Mauvaise voisine’ en pièces; mais le roi de France la réparait toujours, jusqu'à ce qu'enfin, par des décharges constantes, elle abattit une partie du mur principal de la ville, et ébranla la Tour maudite. D’un côté, la perrière du duc de Bourgogne harcelait, de l'autre, celle des templiers causait des ravages; cependant que celle des hospitaliers ne cessait de semer la terreur parmi les Turcs. Il y avait encore une autre perrière dont la construction avait été financée par tous, et qu'on appelait ‘la perrière de Dieu’. À côté d’elle, il y avait, prêchant assidûment, un prêtre, un homme d'une grande probité, qui récoltait de l'argent pour la réparer et payer des personnes afin de rassembler les pierres de jet. Grâce à cette machine, une partie du mur, tout près de la Tour maudite, fut enfin abattue sur une distance d'environ deux perches. Le comte de Flandre avait une remarquable perrière dont le roi Richard hérita après sa mort et une autre plus petite et aussi bonne. Toutes deux tiraient sans trêve sur une tour, à côté de la porte que les Turcs utilisaient souvent, jusqu'à ce qu'elles abattent la moitié de la tour.

« En plus de ces deux-là, le roi Richard en avait construit deux autres, d’une qualité et d'un travail remarquables, qui pouvaient frapper une cible à une distance incalculable. Il en construisit aussi une autre vulgairement appelée Berefrid, couverte de peaux en poil et de cordes et qui avait des couches de bois très solide pour la protéger de toutes charges et du feu grégeois. Il prépara aussi des mangonneaux dont l'un avait une telle force et une telle rapidité que les pierres qu'il lançait atteignaient le centre de la cité sur les lieux du marché. Ces perrières tiraient jour et nuit et il est bien connu qu’une seule de leurs pierres tua douze hommes d'un coup; la pierre fut ensuite apportée pour qu'il l’examinât à Saladin par des messagers qui lui dirent que ce diabolique roi d'Angleterre avait rapporté de Messine, ville qu’il avait prise, ces silex marins et des pierres parfaitement polies pour punir les Sarrasins; et rien n'y pouvait résister: ils mettaient en pièces ou réduisaient en poussière la cible qu'ils touchaient. »

Traduction par R. Delort (éd.), Les croisades, Paris, Seuil, 1988, pp. 247-248.


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Marc Carrier