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LA PRÉDICATION DE LA QUATRIÈME CROISADE


Selon Innocent III

Nous, confiants dans la miséricorde de Dieu et dans l'autorité des saints apôtres Pierre et Paul, grâce à ce pouvoir de faire et de défaire que Dieu nous a conféré malgré notre indignité, nous accordons, à tous ceux qui se soumettent à l'épreuve de ce voyage, personnellement et à leurs frais, le pardon complet des péchés dont ils se repentent à haute voix et dans leur cœur; aux justes, nous promettons en récompense une plus grande part de l'éternel salut.

Innocent III, Registre, Éd. O Hageneder et A. Haidacher, vol. 1, 1964, p. 503, dans Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, Paris, Éditions Pygmalion, 1990, p. 143.


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Selon Geoffroi de Villehardouin

Sachez que mil cent quatre-vingt-dix-sept ans après l'incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, au temps d'Innocent pape de Rome, et de Philippe roi de France, et de Richard roi d'Angleterre, il y eut un saint homme en France qui avait nom Foulque de Neuilli - ce Neuilly sied entre Lagny-sur-Marne et Paris -; et il était prêtre, et tenait paroisse du village. Et ce Foulque que je vous dis commença à parler de Dieu par l'Île-de-France et par les autres pays d'alentour; et sachez que Notre-Seigneur fit maint beau miracle pour lui.

Sachez que la renommée de ce saint homme alla tant qu'elle vint au pape de Rome, Innocent; et la pape envoya en France, et manda au prud'homme qu'il prêchât la croix par son autorité. Et après il y envoya un sien cardinal, maître Pierre de Capoue, qui était croisé, et manda par lui l'indulgence telle que je vous dirai. Tous ceux qui se croiseraient et feraient le service de Dieu un an dans l'armée, seraient quittes de tous les péchés qu'ils avaient faits, dont ils seraient confessés. Parce que cette indulgence fut si grande, les coeurs des gens s'en émurent beaucoup; et beaucoup se croisèrent parce que cette indulgence était si grande.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 1-2. Traduction par Natalis de Wailly.


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LES NÉGOCIATIONS À VENISE


Selon Geoffroi de Villehardouin

Ils [les émissaires] entrèrent au palais qui était bien riche et beau, et trouvèrent le doge et son conseil en une chambre, et dirent leur message en cette manière: «Sire, nous sommes venus à toi de la part des hauts barons de France qui ont pris le signe de la croix pour venger la honte de Jésus-Christ et reconquérir Jérusalem, si Dieu le veut souffrir. Et parce qu'ils savent que nulles gens n'ont aussi grand pouvoir de les aider que vous et vos gens, ils vous prient que pour Dieu vous ayez pitié de la Terre d'outre-mer et de la honte de Jésus-Christ, et que vous vouliez travailler à ce qu'ils puissent avoir navires de transport et de guerre.»

«En quelle manière? fait le doge. - En toutes les manières, font les messagers, que vous les saurez proposer ou conseiller, pourvu qu'ils le puissent faire ou supporter. - Certes, fait le doge, c'est une grande chose qu'ils nous ont requise, et il semble bien qu'ils visent à haute affaire; et nous vous en répondrons d'aujourd'hui en huit jours. Et ne vous étonnez pas si le terme est long; car il convient de beaucoup penser à si grande chose.»

Au terme que le doge leur fixa, ils revinrent au palais. Toutes les paroles qui là furent dites et prononcées, je ne puis pas vous les raconter. Mais la fin du parlement fut telle: «Seigneurs, fait le doge, nous vous dirons le parti que nous avons pris, si nous pouvons amener notre grand conseil et le commun du pays à l'octroyer; et vous vous consulterez pour voir si vous le pourrez faire ou soutenir.»

«Nous ferons des huissiers pour passer quatre mille et cinq cents chevaux, et neuf mille écuyers; et dans les nefs quatre mille cinq cents chevaliers et vingt mille sergents à pied. Et pour tous ces chevaux et ces gens la convention sera telle qu'ils porteront des vivres pour neuf mois. Voilà ce que nous ferrons au moins, à condition qu'on donnera par cheval quatre marcs, et par homme deux.»

«Et toutes ces conventions que nous vous expliquons, nous les tiendrons pendant un an à compter du jour que nous partirons du port de Venise, pour faire le service de Dieu et de la chrétienté, en quelque lieu que ce soit. La somme de cette dépense qui est ci-devant indiquée monte à quatre-vingt-cinq mille marcs.

«Et voici ce que nous ferons de plus: nous ajouterons cinquante galères armées pour l'amour de Dieu; à condition que tant que notre société durera, de toutes conquêtes que nous ferons en terre ou en argent, par mer ou par terre, nous en aurons la moitié et vous l'autre. Or donc consultez-vous pour voir si vous le pouvez faire et soutenir.»

Les messagers s'en vont; et ils dirent qu'ils en parleraient ensemble, et leur répondront le lendemain. Ils se consultèrent et parlèrent ensemble cette nuit, et puis tombèrent d'accord de le faire. Le lendemain, ils vinrent devant le doge et dirent: «Sire, nous sommes prêts à conclure cette convention.» Et le doge dit qu'il en parlerait à ces gens, et que ce qu'il trouverait il le leur ferait savoir.

Le matin du troisième jour, le doge, qui était bien sage et preux, manda son grand conseil; et le conseil était de quarante hommes, des plus sages du pays. Par son sens et son esprit qui était bien clair et bien bon, il les amena à l'approuver et à le vouloir. Il les y amena ainsi, puis cent, puis deux cents, puis mille, tant que tous l'agréèrent et approuvèrent. Puis il en assembla bien dix mille en la chapelle de Saint-Marc, la plus belle qui soit et leur dit qu'ils ouïssent une messe du Saint-Esprit, et priassent Dieu de les conseiller sur la requête que les messagers leur avaient faites. Et ils le firent bien volontiers.

Quand la messe fut dite, le doge manda aux messagers de requérir tout le peuple humblement pour qu'il consentît que cette convention fût faite. Les messagers vinrent à l'église; ils furent bien regardés par maintes gens qui ne les avaient jamais vus.


Église Saint-Marc à Venise

Geoffroi de Ville-Hardouin le maréchal de Champagne prit la parole par l'accord et la volonté des autres messagers et leur dit: «Seigneurs, les barons de France les plus hauts et les plus puissants nous ont envoyés à vous, et ils vous crient merci, afin qu'il vous prenne pitié de Jérusalem qui est sous le servage des Turcs, et que pour Dieu vous vouliez les aider à venger la honte de Jésus-Christ. Et ils vous ont choisis parce qu'ils savent que nulles gens qui soient sur mer n'ont aussi grand pouvoir que vous et vos gens. Et ils nous commandèrent de tomber à vos pieds, et de ne pas nous en relever jusqu'à ce que vous ayez octroyé que vous auriez pitié de la Terre sainte d'outre-mer.»


Alors les six messagers s'agenouillèrent à leurs pieds pleurant beaucoup; et le doge et tous les autres éclatèrent en pleurant de pitié et s'écrièrent tout d'une voix, et tendirent leurs mains en haut, et dirent: «Nous l'octroyons, nous l'octroyons!» Alors il y eut si grand bruit et si grand tumulte qu'il semblait que la terre s'effondrât.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 6-10. Traduction par Natalis de Wailly.


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Selon Robert de Clari:

Alors ils choisirent leurs messagers. Tous furent d'avis que messire Conon de Béthume devrait y aller, et le maréchal de Champagne [Geoffroi de Villehardouin]. Puis quand ils eurent choisi leurs messagers, les barons se séparèrent, et le marquis [Boniface de Montferrat] s'en alla en son pays, et chacun des autres aussi. Et on ordonna aux messagers de louer des vaisseaux pour faire passer quatre mille chevaliers et leur harnachement et cent mille hommes à pied. Les messagers préparèrent leur voyage, et s'en allèrent tout droit jusqu'à ce qu'ils vinrent à Gênes, et parlèrent aux Génois, et leur dirent ce qu'ils cherchaient, et les Génois leur dirent qu'ils ne pourraient du tout les aider pour cela. Il s'en allèrent après à Pise et parlèrent à ceux de Pise, et ceux-ci leur répondirent qu'ils n'auraient pas suffisamment de vaisseaux et qu'ils ne pourraient rien faire. Et après ils s'en allèrent à Venise, et parlèrent au duc de Venise, et dirent ce qu'ils étaient venus chercher, qu'ils cherchaient à louer passage pour quatre mille chevaliers et leur harnachement, et pour cent mille hommes à pied. Quand le duc entendit cela, il dit qu'il en prendrait conseil, car pour si grande affaire, il fallait bien en prendre conseil.

Donc, il manda tous les hauts conseillers de la ville, et il parla avec eux, et leur exposa ce qu'on lui avait demandé. Et, quand ils eurent bien pris conseil, le duc répondit aux messagers, et leur dit: «Seigneurs, nous ferons volontiers marché avec vous, et vous trouverons une flotte suffisante pour cent mille marcs, si vous voulez bien, à cette condition que j'irai avec vous ainsi que la moitié de ceux qui pourront porter armes de tout Venise, et à condition aussi que nous aurons la moitié de toutes les conquêtes que l'on y conquerra; et nous vous amènerons en outre cinquante galères à nos frais, et de ce jour que nous vous dirons en un an, nous vous mènerons en quelque terre que vous voudrez, soit Babylone, soit Alexandrie.» Quand les messagers entendirent cela, ils répondirent que c'était trop cher cent mille marcs, et ils discutèrent ensemble tant qu'ils furent marché pour quatre-vingt-sept mille marcs, de sorte que le duc et les Vénitiens et les messagers jurèrent de tenir ce marché. Ensuite, le duc dit qu'il voulait avoir vingt-cinq mille marcs d'arrhes pour commencer [à préparer] la flotte; et les messagers répondirent qu'il envoyât des ambassadeurs avec eux en France, et qu'ils leur feraient bien volontiers payer les vingt-cinq mille marcs. Ensuite les messagers prirent congé et s'en revinrent; et le duc envoya avec eux un haut homme de Venise pour recevoir les arrhes.

Et après, le duc fit crier son ordonnance par tout Venise: que nul Vénitien ne fût assez hardi pour aller aucunement commercer, mais qu'ils aidassent tous à faire la flotte; et ils firent ainsi. Et ils commencèrent la plus riche flotte qu'on eût jamais vue.

Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, pp. 45-47. Traduction inspirée de Pierre Charlot, Poèmes et récits de la vieille France, Paris, De Boccard, 1939. BR>

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Selon la Chronique de Morée:




Gravure du doge Enrico Dandolo, XVIIIe siècle

Le doge de Venise d'alors s'appelait messire Henry Dandolo. C'était un homme sage, plein de charme dans sa personne et digne de toute louange. Il accueillit honorablement messire Geoffroy [de Villehardouin] et ressentit une joie très vive en apprenant cette nouvelle, car il calcula que le passage d'outre-mer rapporterait à Venise à la fois beaucoup d'honneur et de profit. Il donna ordre que tous les grands ainsi que le peuple de Venise se réunissent à Saint-Marc, et il prononça ce discours:


«Grands de l'État, frères, amis, compagnons et parents, vous voyez combien nous sommes aimés du Roi de gloire. Voilà que, prévenant nos voeux, il nous envoie tout ensemble beaucoup d'honneur et de profit. Vous le voyez! des grands seigneurs, l'élite et la fleur de France, viennent jusque dans le sein de notre pays nous prier de recevoir leurs trésors et de leur prêter nos bâtiments.»

Lorsque les grands de Venise, ainsi que le peuple réuni avec eux, eurent entendu le sage discours de leur duc, ils en ressentirent une vive joie et le remercièrent de la communication qu'il venait de leur soumettre. Tous le saluèrent respectueusement et jurèrent, scellèrent et arrêtèrent que tout ce qui était stipulé serait exécuté sans qu'on pût alléguer aucun prétexte. Aussitôt que cette convention eut été arrêtée entre eux, ils firent venir messire Geoffroy et les chevaliers qui l'avaient accompagné à Venise, et messire Henry Dandolo leur déclara que leur demande était agréée par les Vénitiens. Ils passèrent alors acte de cette convention, le scellèrent d'un sceau et arrêtèrent les conditions du traité par des contrats précis, portant: qu'au cas où les Francs n'arriveraient pas à Venise avec le nombre d'hommes nécessaire pour remplir les bâtiments préparés par les Vénitiens, ils n'en devraient pas moins payer sans difficulté le prix des bâtiments qui resteraient.

Les chevaliers francs, après avoir donné leur consentement à tous ces arrangements, demandèrent leur congé et firent leurs adieux au duc et à tous les Vénitiens.

J.-A.-C. Buchon, Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle, Paris, Paul Daffis (libraire-éditeur), 1875, pp. 10-11.


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LE PREMIER MESSAGE DU PRINCE ALEXIS AUX CROISÉS


Selon Geoffroi de Villehardouin:

Or oyez une des plus grandes merveilles et des plus grandes aventures que vous avez jamais ouïes. À ce temps, il y avait un empereur en Constantinople qui avait nom Isaac [Isaac II Ange]; et il avait un frère qui avait nom Alexis [Alexis III], qu'il avait racheté de la prison des Turcs. Cet Alexis prit son frère l'empereur, et lui arracha les yeux de la tête, et se fit empereur par cette trahison que vous avez ouïe. Il le retint ainsi longuement en prison avec un sien fils qui avait nom Alexis [Alexis IV]. Ce fils s'échappa de la prison, et s'enfuit en un vaisseau jusqu'à une cité sur mer qui a nom Ancône. De là il partit pour aller au roi Philippe d'Allemagne [Philippe de Souabe] qui avait sa soeur pour femme, et vint à Vérone en Lombardie, et logea en la ville, et trouva nombre de pèlerins et de gens qui s'en allaient à l'armée.

Et ceux qui l'avaient aidé à échapper, qui étaient avec lui, lui dirent: «Sire, voici une armée en Venise près de nous, des meilleurs gens et des meilleurs chevaliers du monde, qui vont outre-mer. Crie-leur donc merci; qu'ils aient pitié de toi et de ton père, qui à tel tort êtes déshérités. Et s'ils te veulent aider, tu feras tout ce qu'ils te diront de bouche. Peut-être qu'il leur prendra pitié de toi.» Et il dit qu'il le fera bien volontiers, et que ce conseil est bon.

Il prit ses messagers, et les envoya au marquis Boniface de Montferrat, qui était chef de l'armée, et aux autres barons. Et quand les barons les virent, ils s'en émerveillèrent beaucoup, et dirent aux messagers: «Nous entendons bien ce que vous dites: nous enverrons un message au roi Philippe avec lui, où il s'en va. S'il nous veut aider à recouvrer la Terre d'outre-mer, nous l'aiderons à conquérir sa terre à lui; car nous savons qu'elle est enlevée à tort à lui et à son père.» Ainsi furent envoyés les messagers en Allemagne à l'héritier de Constantinople et au roi Philippe d'Allemagne.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 24-25. Traduction par Natalis de Wailly.


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LE DEUXIÈME MESSAGE DU PRINCE ALEXIS AUX CROISÉS


Selon Geoffroi de Villehardouin:

Et après une autre quinzaine, vinrent aussi les messagers d'Allemagne qui étaient au roi Philippe et à l'héritier de Constantinople. Et les barons et le doge de Venise s'assemblèrent en un palais où le doge était logé. Et alors les messagers parlèrent et dirent: «Seigneurs, le roi Philippe nous envoie à vous, et aussi le fils de l'empereur de Constantinople, qui est frère de sa femme.

«Seigneurs, fait le roi, je vous enverrai le frère de ma femme; je le mets donc en la main de Dieu (puisse-t-il le garder de la mort!) et en la vôtre. Parce que vous marchez pour Dieu et pour le droit et pour la justice, à ceux qui sont déshérités à tort vous devez rendre leur héritage, si vous pouvez. Et il vous fera la plus belle convention qui jamais ait été faite à personne, et l'aide la plus puissante pour conquérir la Terre d'outre-mer.

«Tout premièrement si Dieu accorde que vous remettiez en son héritage, il mettra tout l'empire de Romanie en l'obéissance de Rome, dont il est séparé depuis longtemps. Après il sait que vous avez dépensé votre avoir, et que vous êtes pauvres; il vous donnera donc deux cent mille marcs d'argent, et des vivres à tous ceux de l'armée, petits et grands. Et lui de sa personne ira avec vous en la terre de Babylone, ou y enverra (si vous pensez que ce soit mieux) avec dix mille hommes à ses dépens. Et ce service, il vous le fera pendant un an; et tous les jours de sa vie, il tiendra à ses dépens cinq cents chevaliers en la Terre d'outre-mer, qui garderont la Terre.

«Seigneurs, nous avons plein pouvoir, font les messagers, de conclure cette convention, si vous la voulez conclure de votre côté. Et sachez que si belle convention ne fut jamais offerte à personne, et qu'il n'a pas grande envie de conquérir celui qui la refusera.» Et ils disent qu'ils en parleront; et une assemblée fut fixée au lendemain; et quand ils furent ensemble, cette convention leur fut exposée.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 31-32. Traduction par Natalis de Wailly.


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Selon Robert de Clari:

Cependant que les croisés et les Vénitiens séjournaient là [à Zara] durant l'hiver, ils réfléchirent qu'ils ne pouvaient aller à Babylone, ni à Alexandrie, ni en Syrie, car ils n'avaient ni vivres, ni argent, grâce auxquels ils y pussent aller, car ils avaient déjà presque tout dépensé, tant en séjournant, comme ils l'avaient fait, qu'en payant une grosse somme pour la location de la flotte. Et ils dirent qu'ils ne pouvaient plus aller là-bas, et s'ils y allaient, qu'ils n'y feraient rien, puisqu'ils n'avaient ni vivres, ni argent dont ils pussent se soutenir.

Le duc de Venise vit bien que les pèlerins étaient gênés; alors il leur parla et leur dit: «Seigneurs, en Grèce il y a une terre fort riche et fort abondante en tous biens; si nous pouvions avoir quelque occasion raisonnable d'y aller et de prendre des vivres dans cette terre, et d'autres choses, jusqu'à ce que nous soyons bien restaurés, cela me paraîtrait un bon parti, et ainsi nous pourrions facilement aller outre-mer. «Alors le marquis [Boniface de Montferrat] se leva, et puis dit: «Seigneurs, j'ai été l'année dernière, à Noël, en Allemagne, à la cour de Monseigneur l'Empereur. Eh bien! là; j'ai vu un jeune homme qui était frère de la femme de l'empereur d'Allemagne. Et ce jeune homme était fils de l'empereur Isaac de Constantinople, à qui un de ses frères avait enlevé l'empire de Constantinople, par trahison. Celui qui pourrait avoir avec lui ce jeune homme, fit le marquis, celui-là pourrait facilement aller en la terre de Constantinople, et y prendre vivres et autres choses, car le jeune homme en est légitime héritier.»

[...]

Quand le marquis eut dit aux pèlerins et aux Vénitiens que celui qui aurait cet enfant, dont nous avons parlé auparavant, celui-là aurait bonne occasion d'aller à Constantinople et de s'approvisionner là-bas, alors les croisés firent équiper deux chevaliers fort bien et fort élégamment, puis les envoyèrent en Allemagne pour dire à ce jeune homme de venir à eux, et puis ils lui firent dire qu'ils l'aideraient à reconquérir ce à quoi il avait droit. Quand les messagers furent arrivés à la cour de l'empereur d'Allemagne, là où le jeune homme était, alors ils lui dirent le message qu'on les avait chargés de dire. Quand le jeune homme entendit le message que les hauts barons croisés lui avaient envoyé, alors il en fut fort joyeux, et en fit fort grande fête, et il fit de fort belles démonstrations d'amitié aux ambassadeurs; puis, il dit qu'il prendrait conseil de l'empereur, son beau-père. Quand l'empereur l'entendit, alors il répondit au jeune homme que c'était une belle chance qui lui était arrivée; puis il l'engagea vivement à y aller, et puis lui dit qu'il n'aurait jamais la moindre part de son héritage, sinon par l'aide de Dieu et des croisés.

Le jeune homme comprit bien que l'empereur lui donnait un bon conseil; aussi s'équipa-t-il le plus élégamment qu'il put, puis s'en vint avec les messagers; et avant que le jeune homme et les envoyés fussent arrivés, voici que la flotte s'en était allée dans l'île de Corfaut [Corfou], parce que Pâques était déjà passée. Mais quand la flotte se mit en route pour y aller, alors on fit laisser deux galères pour attendre les messagers et le jeune homme. Et les pèlerins séjournèrent dans l'île de Corfaut, jusqu'à ce que les messagers et le jeune homme arrivèrent. Quand les messagers et le jeune homme arrivèrent à Jadres [Zara], alors ils trouvèrent ces deux galères qu'on leur avait laissées; alors ils se mirent en mer, puis s'en allèrent, si bien qu'ils arrivèrent à Corfaut, là où était la flotte.

Quand les hommes virent que le jeune homme arrivait, alors ils allèrent à sa rencontre, puis le saluèrent et puis lui firent fort grande fête. Quand le jeune homme vit que les hauts hommes l'honoraient ainsi, de même que toute l'armée qui était là, alors il en fut si joyeux qu'aucun homme ne le fut autant. Puis donc le marquis s'avança, puis il prit le jeune homme et l'emmena avec lui dans sa tente.

Quand le jeune homme fut là, alors donc s'assemblèrent tous les barons et le duc de Venise dans la tente du marquis, et parlèrent de choses et d'autres, et si bien qu'ils lui demandèrent ce qu'il ferait pour eux, s'ils le faisaient empereur et s'ils lui faisaient porter la couronne à Constantinople; et il leur répondit qu'il ferait tout ce qu'ils voudraient. Et ils parlèrent tant qu'il leur dit qu'il donnerait à l'armée deux cent mille marcs, et qu'il entretiendrait la flotte un an à ses frais, et qu'il irait outre-mer avec eux avec toute sa force, et qu'il entretiendrait dix mille hommes en armes en la terre d'outre-mer, à ses frais, et qu'il donnerait à tous ceux de l'armée qui quitteraient Constantinople pour aller outre-mer des vivres pour un an.

Alors donc les barons de l'armée, tous sans exception, ainsi que les Vénitiens furent mandés; et, quand ils furent tous assemblés, alors le duc de Venise se leva et leur parla: «Seigneurs, fit le duc, maintenant nous avons une occasion raisonnable d'aller à Constantinople, si vous donnez votre accord; car nous avons l'héritier légitime.»

Or, il y en eut certains qui n'approuvèrent pas d'aller à Constantinople, mais ils disaient: «Bah! Que ferons-nous à Constantinople? Nous avons notre pèlerinage à faire, et aussi dessein d'aller à Babylone ou à Alexandrie, et notre flotte ne nous doit suivre qu'un an et déjà la moitié de l'année est passée.»

Et les autres disaient en sens inverse: «Que ferons-nous à Babylone ou à Alexandrie, quand nous n'avons ni vivres ni argent qui nous permettent d'y aller? Il vaut mieux pour nous, avant d'y aller, gagner vivres et argent grâce à une occasion raisonnable, que d'y aller pour mourir de faim. Alors nous pourrons ainsi mener une action profitable, et il nous offre de venir avec nous et d'entretenir notre flotte, et notre armée un an à ses frais.»

Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, pp. 74-77. Traduction inspirée de Pierre Charlot, Poèmes et récits de la vieille France, Paris, De Boccard, 1939.


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Selon la Chronique de Morée:

J'arrêterai ici le cours de ma narration pour passer à un autre sujet, et je parlerai des obstacles survenus à la marche des pèlerins, qui abandonnèrent leur expédition sur la Syrie et prirent la direction de la ville de Constantinople, de laquelle ils s'emparèrent.

À cette époque, la ville du grand empereur de Constantinople était le séjour du souverain des Grecs, Isaac Vataces [Isaac II Ange]. Celui-ci avait un frère for cruel nommé Alexis [Alexis III], qui fit crever les yeux à son frère Isaac Vataces et s'empara de l'empire. Isaac Vataces avait eu de son épouse, sœur de l'empereur d'Allemagne, un fils appelé Alexis [Alexis IV], d'un caractère assez étrange. Dès que le fils eut vu que son oncle avait crevé les yeux à son père, il prit aussitôt la fuite, et arriva en Allemagne, où il rapporta en détail à l'empereur son oncle, le funeste événement arrivé à son père et comment son oncle parjure s'était emparé de l'empire. L'empereur fut vivement affligé, et réfléchit mûrement aux secours qu'il pouvait lui donner.

«Mon cher fils et neveu, lui dit-il, je ne puis rien moi-même dans l'affaire dont vous me parlez, mais j'apprends par des nouvelles récentes que les troupes des Francs qui se dirigent sur la Syrie vers le tombeau de Jésus-Christ sont déjà arrivées à Venise, et je pense que, si vous voulez agir de votre côté et promettre au Pape de Rome, au cas où il voudrait donner aux pèlerins l'ordre d'abandonner pour le moment leur expédition sur la Syrie pour aller soumettre Constantinople en votre nom, de tout faire pour que les Grecs reconnaissent l'Église de Rome sous l'empire que vous rétablirez dans cette capitale, et pour qu'ils marchent enfin d'accord avec nous dans la foi de Jésus-Christ, vous pourrez, je l'espère, recouvrer votre empire.»

Dès qu'Alexis Vataces eut entendu ces paroles, il promit de tout faire. L'empereur d'Allemagne s'empressa alors de faire écrire des lettres au Pape, et de lui détailler tout ce que je viens de vous rapporter. À quoi bon vous en dire davantage et fatiguer votre attention? Lorsque le Pape eut reçu cette nouvelle, il en fut vivement réjoui, et donna l'ordre d'écrire aussitôt aux pèlerins. Il expédia près d'eux un cardinal [Pierre de Capoue] en qualité de légat; il leur envoya sa bénédiction, et les pria d'abandonner l'expédition de Syrie et de se diriger vers Constantinople, afin d'y rétablir sur son trône le jeune Alexis, fils de l'empereur Isaac Vataces. Il déclara que ceux qui mourraient dans cette expédition obtiendraient l'absolution de leurs péchés, de la même manière que s'ils mouraient en combattant pour la délivrance du tombeau de Jésus-Christ.

Le cardinal légat chargé de ces ordres traversa la Lombardie, arriva à Venise, et s'embarqua pour passer à Zara. Alexis Vataces y arriva d'un autre côté, d'après les conseils de l'empereur d'Allemagne.

Dès que les pèlerins furent arrivés à Zara, on fit publier par des hérauts d'armes qu'ils eussent à se réunir pour entendre les ordres du Pape. Le légat leur adressa la parole et leur fit lire les lettres du Saint-Père. Il leur indiqua d'une manière précise la route de Constantinople, et chercha à leur prouver que cette expédition était beaucoup plus importante que celle de Syrie, attendu qu'il était bien plus avantageux de mettre d'accord les chrétiens entre eux, et de réunir les Grecs aux Francs, que d'aller en Syrie sans aucune espérance certaine.

Un grand nombre des croisés s'indignèrent d'une semblable proposition, et voyant que leurs chefs les plus éclairés étaient résolus à renoncer à la conquête de la Syrie pour prendre le chemin de Constantinople, ils retournèrent dans leur pays. Les indulgences accordées par le Pape et les discours du légat déterminèrent toutefois le plus grand nombre à l'entreprise de Constantinople.

J.-A.-C. Buchon, Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle, Paris, Paul Daffis (libraire-éditeur), 1875, pp. 12-14.


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IMPRESSIONS DE CONSTANTINOPLE


Selon Geoffroi de Villehardouin:




Vue de Constantinople, "Voyage d'Outre-mer par Bertrandon de la Brocquière", XVe siècle (BN, MS Fr, 9087, f. 85 v.)

Or, vous pouvez savoir qu'ils regardèrent beaucoup Constantinople ceux qui jamais ne l'avaient vue; car ils ne pouvaient penser qu'il pût être en tout le monde une si riche, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était close tout entour à la ronde, et ces riches palais et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne le pût croire que s'il ne l'eût vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville qui entre toutes les autres était souveraine. Et sachez qu'il n'y eut homme si hardi à qui la chair ne frémît; et ce ne fut pas merveille; car jamais si grande affaire ne fut entreprise par nulles gens, depuis que le monde fut créé.


Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, p. 44. Traduction par Natalis de Wailly.


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Selon Robert de Clari:

Quand toute la flotte, tous les vaisseaux furent rassemblés, alors ils décorèrent et ornèrent leurs vaisseaux si bellement que c'était la plus belle chose du monde à regarder. Quand ceux de Constantinople virent cette flotte, qui était ainsi bellement équipée, ils la regardèrent comme une merveille, et ils étaient montés sur les murs et sur les maisons pour regarder cette merveille; et puis ceux de la flotte regardèrent la grandeur de la ville, qui était si longue et si large, et ils s'en émerveillèrent fort vivement.

Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, p. 78. Traduction inspirée de Pierre Charlot, Poèmes et récits de la vieille France, Paris, De Boccard, 1939.


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MESSAGE D'ALEXIS III AUX CROISÉS


Selon Geoffroi de Villehardouin:


Portrait d'Alexis III Comnène (Chrysobulle)

Le jour d'après, l'empereur Alexis envoya un messager aux comtes et aux barons avec ses lettres. Ce messager avait nom Nicolas Roux, et était natif de Lombardie. Il trouva les barons au riche palais de l'Escutaire, où ils étaient en conseil, et les salua de la part de l'empereur Alexis de Constantinople, et tendit ses lettres au marquis Boniface de Montferrat; et celui-ci les reçut. Et les lettres furent lues devant tous les barons; et il y avait dans les lettres des paroles de bien des manières que le livre ne raconte pas; et après ces autres paroles qui y étaient, il y en avait aussi de créance, pour que l'on crût celui qui les avait apportées, qui avait nom Nicolas Roux.


«Beau sire, font-ils, nous avons vu vos lettres, et elles nous disent que nous vous croyions; et nous vous croyons bien. Or, dites ce qu'il vous plaira.»


Le messager était devant les barons debout, et il parla: «Seigneurs, fait-il, l'empereur Alexis vous mande qu'il sait bien que vous êtes les meilleurs gens qui soient sans couronne, et du meilleur pays qui soit. Et il s'émerveille beaucoup pourquoi et à propos de quoi vous êtes venus en sa terre et en son royaume; car vous êtes chrétiens, et il est chrétien; et il sait bien que vous êtes en marche pour délivrer la sainte Terre d'outre-mer, et la sainte Croix et le Sépulcre.

Si vous êtes pauvres et diseteux, il vous donnera volontiers de ses vivres et de son avoir, pourvu que vous vidiez sa terre. Il ne voudrait autrement vous faire mal, et pourtant il en a le pouvoir; car si vous étiez vingt fois autant de gens, vous ne pourriez vous en aller [s'il voulait vous faire mal] que vous ne fussiez tous déconfits.»

Par l'accord et par le conseil des autres barons et du doge de Venise, se leva Conon de Béthune, qui était bon chevalier, et sage et bien éloquent, et il répondit au messager: «Beau sire, vous nous avez dit que votre seigneur s'émerveille beaucoup pourquoi nos seigneurs et nos barons sont entrés en son royaume et en sa terre. En sa terre ils ne sont pas entrés, car il la tient à tort et à péché, contre Dieu et contre raison; elle est à son neveu qui siège ici parmi nous sur un trône, qui est fils de son frère l'empereur Isaac. Mais s'il voulait venir à la merci de son neveu et lui rendait la couronne et l'empire, nous le prierions qu'il lui pardonnât, et lui donnât assez pour qu'il pût vivre richement. Et si ce n'est pas pour un tel message que vous revenez une autre fois, ne soyez pas si hardi que de revenir encore.» Ainsi partit le messager; et il s'en retourna en Constantinople à l'empereur Alexis.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 49-50. Traduction par Natalis de Wailly.


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LE PRINCE ALEXIS N'EST PAS RECONNU PAR LES CONSTANTINOPOLITAINS


Selon Robert de Clari:

Le duc de Venise parla aux barons, et puis leur dit: «Seigneurs, je serai fort d'avis qu'on prît dix galères, et qu'on mît le jeune homme dans l'une et des gens avec lui, et qu'ils allassent, sous la protection de trêves, jusqu'aux rivages de Constantinople, et qu'ils demandassent aux gens de la cité s'ils veulent reconnaître le jeune homme pour leur seigneur.» Et les hauts hommes répondirent que cela ne pourrait être que bon. Alors ils préparèrent ces dix galères, et le jeune homme et pas mal de gens armés avec lui; puis ils naviguèrent jusqu'auprès des murs de la ville, et ils naviguèrent en allant et venant devant les murs, et ils montraient aux gens le jeune homme nommé Alexis et ils leur demandaient s'ils le reconnaissaient pour leur seigneur; et ceux de la ville répondirent et dirent bien qu'ils ne le reconnaissaient pas pour seigneur, et qu'ils ne savaient pas qui il était; et ceux qui étaient dans les galères avec le jeune homme disaient que c'était le fils de Kyrsac [Isaac] qui avait été empereur, et ceux de l'intérieur répondaient une seconde fois qu'ils n'en savaient rien. Alors donc, ils s'en retournèrent à l'armée et firent savoir ce qu'on leur avait répondu.

Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, pp. 130-131. Traduction inspirée de Pierre Charlot, Poèmes et récits de la vieille France, Paris, De Boccard, 1939.


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Selon Geoffroi de Villehardouin:

Les barons parlèrent le lendemain ensemble et dirent qu'ils montreraient Alexis, le fils de l'empereur de Constantinople, au peuple de la cité. Alors ils firent armer toutes les galères: le doge de Venise et le marquis de Montferrat entrèrent dans l'une, et prirent avec eux Alexis le fils de l'empereur Isaac; et dans les autres galères entrèrent les chevaliers et les barons, ceux qui voulurent.

Ils s'en allèrent ainsi tout près des murs de Constantinople, et montrèrent l'enfant au peuple des Grecs, et dirent: «Voici votre seigneur naturel; et sachez que vous ne vînmes pas pour vous faire mal, mais nous vînmes pour vous garder et vous défendre si vous faites ce que vous devez. Car celui à qui vous obéissez comme à votre seigneur, vous tient à tort et à péché. Or, voici le véritable héritier; si vous vous tenez à lui, vous ferez ce que vous devrez, et si vous ne le faites pas, nous vous ferons du pis que nous pourrons.» Pas un de la terre ni de la cité ne laissa voir qu'il se tînt à lui, par crainte et par peur de l'empereur Alexis. Ils s'en revinrent ainsi au camp, et allèrent chacun à sa tente.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 50-51. Traduction par Natalis de Wailly.


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LA FUITE D'ALEXIS III
ET LA RENCONTRE AVEC ISAAC II


Selon Robert de Clari:

Quand l'empereur se fut ainsi retiré [de la bataille qu'il devait lancer contre les Francs], alors les pèlerins s'en revinrent à leurs tentes, se désarmèrent, et, quand ils furent désarmés, alors les Vénitiens qui étaient passés en barques et en navires, vinrent demander de leurs nouvelles et dirent: «Par notre foi! Nous avons entendu dire que vous combattiez contre les Grecs: aussi avions-nous grand-peur pour vous, et nous sommes venus vers vous.» Et les Français leur répondirent: «Par notre foi, grâce à Dieu, nous avons bien agi, car nous sommes allés à la rencontre de l'empereur, et l'empereur n'a pas osé en venir aux mains avec nous!» Et les Français à leur tour demandèrent des nouvelles aux Vénitiens: et ceux-ci leur dirent: «Par notre foi, firent-ils, nous avons violemment donné l'assaut, et nous sommes entrés dans la ville en escaladant les murs, et nous avons mis le feu dans la ville tellement qu'une grande partie de la ville a été brûlée.»

Et, comme les Français et les Vénitiens parlaient entre eux, voilà qu'il s'éleva un fort grand murmure dans la ville, et ceux de la ville dirent à l'empereur de les délivrer des Français qui les avaient assiégés, et que, s'il ne combattait pas contre eux, ils iraient trouver le jeune homme que les Français avaient amené, et puis qu'ils en feraient leur empereur et seigneur. Quand l'empereur entendit cela, alors il leur jura qu'il combattrait contre eux le lendemain, et, quand on fut vers la minuit, l'empereur s'enfuit de la ville avec autant de gens qu'il en put emmener avec lui.

Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, p. 141. Traduction inspirée de Pierre Charlot, Poèmes et récits de la vieille France, Paris, De Boccard, 1939.


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Selon Geoffroi de Villehardouin:


L'empereur byzantin rencontre des envoyés des croisés
(BN, MS Fr, 9084, f. 272r.)



Les messagers vinrent devant l'empereur Isaac, et l'empereur et tous les autres les honorèrent beaucoup. Et les messagers dirent qu'ils voulaient parler à lui en particulier, de la part de son fils et de la part des barons du camp. Et il se leva, et entra en une chambre; et n'emmena avec lui que l'impératrice, et son chancelier et son drogman, et les quatre messagers. Par l'accord des autres messagers, Geoffroi de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, prit la parole et dit à l'empereur Isaac:


«Sire, tu vois le service que nous avons rendu à ton fils, et comme nous lui avons bien tenu notre convention. Pour lui, il ne peut entre ici jusqu'à ce qu'il nous ait donné garantie pour les conventions qu'il nous a faites; et il te mande, comme ton fils, que tu confirmes la convention en telle forme et en telle manière qu'il nous l'a faite. - Quelle est la convention?» fait l'empereur. - «Telle que je vous dirai,» répond le messager.

«Tout premièrement, mettre l'empire de Romanie en l'obéissance de Rome, dont il s'est séparé il y a longtemps; après, donner deux cent mille marcs d'argent à ceux de l'armée, et vivres pour un an aux petits et aux grands; mener dix mille hommes à pied et à cheval (tels à pied que nous voudrons, tels à cheval que nous voudrons) en ses vaisseaux et à ses dépens en la terre de Babylone, et les y tenir pour un an; et en la Terre d'outre-mer tenir à ses dépens toute sa vie cinq cents chevaliers qui garderont la terre. Telle est la convention que votre fils nous a faite, et il nous l'a confirmée par serment, par chartes à sceaux pendants, et par le roi Philippe d'Allemagne qui a épousé votre fille. Cette convention, nous voulons que vous la confirmiez aussi.»

«Certes fait l'empereur, la convention est bien forte, et je ne vois pas comment elle pourra être remplie; et néanmoins vous l'avez tant servi, et moi et lui, que si on vous donnait tout l'empire, vous l'auriez encore bien mérité.» Il y eut des paroles dites et répétées en mainte manière; mais la fin fut telle que le père confirma les conventions comme le fils les avait confirmées, par serment et par lettres patentes munies de bulle d'or.(1) La charte fut délivrée aux messagers. Ils prirent ainsi congé de l'empereur Isaac, et retournèrent au camp; et dirent aux barons qu'ils avaient fait la besogne.

Alors les barons montèrent à cheval, et amenèrent l'enfant avec bien grande joie à son père en la cité; et les Grecs lui ouvrirent la porte, et le reçurent avec bien grande joie et bien grande fête. La joie du père et du fils fut bien grande, parce qu'ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps, et que de si grande pauvreté et de si grande ruine ils étaient passés à si grande puissance, par Dieu d'abord et par les pèlerins après. Ainsi la joie fut bien grande dans Constantinople et dehors au camp des pèlerins, pour l'honneur et la victoire que Dieu leur avait donnés.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 67-69. Traduction par Natalis de Wailly.


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ULTIMATUM DES CROISÉS ET TRAHISON D'ALEXIS IV


Selon Geoffroi de Villehardouin:

Pour ce message fut élu Conon de Béthume et Geoffroi de Ville-Hardouin le maréchal de Champagne, et Milon le Brebant, de Provins; et le doge de Venise envoya trois hauts hommes de son conseil. Ainsi montèrent les messagers sur leurs chevaux, les épées ceintes; et ils chevauchèrent ensemble jusqu'au palais de Blaquerne [Blachernes]. Et sachez qu'ils allèrent en grand péril et en grande aventure, vu la perfidie des Grecs.

Ils descendirent ainsi à la porte et entrèrent au palais, et trouvèrent l'empereur Alexis et l'empereur Isaac son père siégeant sur deux trônes, côte à côte. Et près d'eux était assise l'impératrice, qui était femme du père et marâtre du fils, et était soeur du roi de Hongrie; belle dame et bonne. Et ils étaient en grande quantité de hauts personnages; et cela semblait bien la cour d'un riche prince.

Par le conseil des autres messagers, Conon de Béthune, qui était très-sage et bien parlant, prit la parole: «Sire, nous sommes venus à toi de par les barons de l'armée et de par le doge de Venise; et sache qu'ils te reprochent le grand service qu'ils t'ont rendu, comme chacun le sait et comme il appert à tous. Vous leur avez juré, vous et votre père, de tenir la convention que vous leur avez promise, et ils en ont vos chartes. Vous ne leur avez pas si bien tenue que vous eussiez dû.

« Ils vous en ont sommés maintes fois, et nous vous en sommons de par eux, à la vue de tous vos barons, que vous leur teniez la convention qui est entre vous et eux. Si vous le faites, cela leur ira bien; et si vous ne le faites pas, sachez que dorénavant ils ne vous tiennent ni pour seigneur ni pour ami, mais qu'ils s'efforceront d'avoir ce qui leur appartient de toutes les manières qu'ils pourront. Et ils vous signifient qu'ils ne feraient mal ni à vous ni à autrui avant de l'avoir défié; car ils ne firent jamais de trahison, et dans leur pays ce n'est pas la coutume qu'on en fasse. Vous avez bien ouï ce que nous avons dit, et vous prendrez conseil ainsi qu'il vous plaira.»

Les Grecs tinrent ce défi à bien grande merveille et à grand outrage; et ils dirent que jamais nul n'avait été si hardi qu'il osât défier l'empereur de Constantinople en sa chambre même. L'empereur Alexis fit aux messagers bien mauvais visage, et tous les Grecs aussi, qui maintes fois l'avaient fait bien bon.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 77-79. Traduction par Natalis de Wailly.


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Selon Robert de Clari:

Puis après, les comtes, les hauts barons, le duc de Venise et l'empereur s'assemblèrent. Et les Français demandèrent leur paiement à l'empereur, et l'empereur répondit qu'il avait dû racheter sa cité et ses gens si cher qu'il n'avait plus de quoi les payer, mais qu'ils lui donnassent un délai, et que, durant ce délai, il chercherait les moyens de les payer. Ils le lui accordèrent, et, quand le délai fut passé, il ne leur paya rien, et les barons demandèrent derechef leur paiement. Et l'empereur redemanda un répit, et on le lui donna.

Et, pendant ce répit, ses hommes et ses gens, et ce Morchofle (1) qu'il avait tiré de prison, vinrent à lui, et lui dirent alors: «Ah, sire, vous les avez trop payés, ne les payez pas plus! Vous vous êtes largement acquitté, tant vous leur avez payé. Faites-les plutôt partir, et puis congédiez-les de votre terre.» Et alors Alexis crut leurs conseils, et il ne voulut rien payer.

Quand le répit fut passé, et que les Français virent que l'empereur ne leur payait rien, alors tous les comtes et les hauts hommes de l'armée s'assemblèrent, et puis s'en allèrent au palais de l'empereur, et demandèrent derechef leur paiement. Et l'empereur leur répondit qu'il ne pouvait les payer pour quelque raison qu'on lui donnât, et les barons lui répondirent que, s'il ne les payait pas, ils arriveraient bien à ses payer sur ses biens.

Sur ces paroles, les barons s'en allèrent du palais et s'en revinrent à leur campement, et, quand ils furent revenus, alors ils délibérèrent pour savoir ce qu'ils feraient, si bien qu'ils envoyèrent de nouveau à l'empereur deux chevaliers et ils lui firent dire derechef de leur envoyer leur paiement. Il répondit aux messagers qu'il ne les paierait nullement, qu'il ne leur en avait que trop donné et qu'il ne les redoutait pas le moins du monde; au contraire, il leur fit dire de s'en aller et de vider sa terre, et de bien savoir que, s'ils ne la vidaient pas et un peu vite, il leur en cuirait.

Là-dessus les messagers s'en revinrent, et firent savoir aux barons ce que l'empereur avait répondu. Les barons, quand ils entendirent cela, tinrent alors conseil pour savoir ce qu'ils feraient, si bien que le duc de Venise dit qu'il voulaient aller lui parler. Alors il prit un messager, et lui fit dire de venir lui parler sur le port.

Et l'empereur y vint à cheval; et le duc fit armer quatre galères, puis il entra dans l'une, et fit aller trois autres avec lui pour le garder; et quand il arriva près de la rive du port, alors il vit l'empereur qui y était venu à cheval, et alors il lui parla, et alors il lui dit: «Alexis, que penses-tu faire? - fit le duc - souviens-toi que nous t'avons tiré d'un état bien misérable, et puis nous t'avons fait seigneur et couronné empereur; ne nous tiendras-tu pas tes engagements, et n'en feras-tu pas plus?» - «Non, fit l'empereur, je n'en ferais pas plus que je n'ai fait!» - «Non? fit le duc, mauvais garçon; nous t'avons, fit le duc, tiré de la merde et nous te remettrons dans la merde; et je te défie et sache bien que de tout mon pouvoir je poursuivrai ta perte désormais.»

(1) Par Morchofle, Clari fait référence à Murzuphle, qui est en fait l'arrière arrière-petit-fils d'Alexis I Comnène, et qui prit également le nom d'Alexis. Il s'agit donc d'Alexis V, Murzuphle étant le surnom qu'on lui accorda en raison de ces épais sourcils qui se rejoignaient. Dans sa chronique, Clari mentionne qu'Alexis IV aurait tiré Murzuphle de prison au moment de son couronnement et il en aurait fait son maître bailli.

Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, pp. 173-174. Traduction inspirée de Pierre Charlot, Poèmes et récits de la vieille France, Paris, De Boccard, 1939.


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Selon la Chronique de Morée:

À peine deux ou trois mois s'étaient passés que plusieurs des grands de la capitale reprirent, conformément à l'ancien caractère grec, le cours de leurs ruses et de leurs perfidies. Ils s'adressèrent à l'empereur Alexis Vataces et lui tinrent ce discours:

«Maître et empereur, puisque Dieu vous a donné un trône, qui vous oblige d'aller vous exposer en Syrie? La distance d'ici à ces contrées est grande. Les approvisionnements et les bâtiments nécessaires au transport coûteront considérablement. Une autre raison encore plus forte! voulez-vous donc que nous périssions sur la haute mer en allant en Syrie? Ces Francs que vous voyez ici sont des hommes téméraires, légers et prêts à faire tout ce qui leur vient à l'idée. Laissons-les aller à la malédiction de Dieu, et nous, restons ici dans nos foyers.»

L'empereur, qui était encore un enfant et n'avait aucune expérience du monde, consentit trop facilement à ces conseils. Ils prirent donc leur résolution sur la manière de se débarrasser des Francs.

«Laissons-les, se dirent-ils, encore quelque temps, un mois au plus, jusqu'à ce qu'ils aient consommé les provisions qui leur restent, afin qu'ils tombent dans la disette et la famine. Alors nous pourrons commencer à les exterminer.»

Ainsi ils délibérèrent, ainsi ils exécutèrent. Après environ un ou deux mois, ils voulurent réaliser cette résolution inconsidérée dont ils se promettaient un grand succès. Ils fermèrent les portes de la ville, placèrent des gardes partout, et passèrent au fil de l'épée tous ceux qui se trouvaient dans l'intérieur de la ville. Les Grecs tinrent alors une conduite vraiment condamnable à l'égard des chrétiens orthodoxes et d'hommes sincères qui avaient souffert beaucoup de fatigues pour leur empereur et l'avaient rétabli dans un empire qu'il avait perdu. Mais Dieu, toujours clément et toujours juste, veilla à ce qu'aucun des nobles et des riches parmi les Francs ne pérît dans le massacre de l'intérieur de la ville. Il n'y mourut que de pauvres gens, des hommes de métier et des valets.

J.-A.-C. Buchon, Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle, Paris, Paul Daffis (libraire-éditeur), 1875, pp. 16-17.


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LE SAC DE CONSTANTINOPLE


Selon Nicétas Choniatès:

Les ennemis ne trouvant plus de résistance, firent tout passer au fil de l'épée, sans distinction d'âge, ni de sexe. Ne gardant plus de rang, et courant de tous côtés en désordre, ils remplirent la ville de terreur, et de désespoir.

[...]

Lorsque les ennemis virent que personne ne se présentait pour les combattre, que les chemins s'aplanissaient sous leurs pieds, que les rues s'élargissaient pour leur donner passage, que la guerre était sans danger, et les Romains [Byzantins] sans résistance, que par un bonheur extraordinaire, on venait au-devant d'eux, avec la croix et les images du Sauveur, pour les recevoir comme en triomphe, la vue de cette troupe suppliante n'amollit point leur dureté, ni n'apaisa point leur fureur. Au contraire, tenant leurs chevaux qui étaient accoutumés au tumulte de la guerre, et au son de la trompette, et ayant leurs épées nues, ils se mirent à piller les maisons et les églises. Je ne sais quel ordre je dois tenir dans mon discours, ni par où je dois commencer, continuer et achever le récit de impiétés que ces scélérats commirent. Ils brisèrent les saintes images, qui méritent les adorations des fidèles. Ils jetèrent les sacrées reliques des martyrs en des lieux que j'ai honte de nommer. Ils répandirent le Corps et le Sang du Sauveur. Ces précurseurs de l'Antéchrist, ces auteurs des profanations, qui doivent précéder son arrivée, prirent les calices et les ciboires, et après en avoir arraché les pierreries et les autres ornements, ils en firent des coupes à boire. Ils dépouillèrent Jésus-Christ, et jetèrent ses vêtements au fort comme les Juifs les y avaient jetés autrefois. Il ne manqua rien à leur cruauté, que de lui percer le côté pour en tirer du Sang. On ne saurait songer sans horreur à la profanation qu'ils firent de la grande Église Sainte-Sophie. Ils rompirent l'autel, qui était composé de diverses matières très précieuses, et qui était le sujet de l'admiration de toutes les nations, et en partagèrent entre eux les pièces, comme le reste des ornements dont mon discours ne peut égaler la beauté ni le prix. Ils firent entrer dans l'Église des mulets et des chevaux, pour emporter les vases sacrés, l'argent ciselé et doré qu'ils avaient arraché de la chaire, du pupitre, et des portes, et une infinité d'autres meubles, et quelques-unes de ces bêtes étant tombées sur le pavé qui était fort glissant, ils les percèrent à coups d'épée, et souillèrent l'église de leur sang et de leurs ordures.

[...]


Intérieur de l'Église Sainte-Sophie

Une femme chargée de péchés, une servante des démons, une prêtresse des furies, un repaire d'enchantement et de sortilèges, s'assit dans la chaire patriarcale, pour insulter insolemment à Jésus-Christ; elle y entonna une chanson impudique, et dansa dans l'église. On commettait toutes ces impiétés avec le dernier emportement, sans que personne fît paraître la moindre modération.


Après avoir exercé une rage si détestable contre Dieu, ils n'avaient garde d'épargner les dames vertueuses, les filles innocentes, et les vierges qui lui étaient consacrées. Il n'y avait rien de si difficile que d'adoucir l'humeur farouche de ces barbares, que d'apaiser leur colère, que de gagner leur affection. Leur bile était si échauffée, qu'il ne fallait qu'un mot pour la mettre en feu. C'était une entreprise ridicule, que de vouloir les rendre traitables, et une folie que de leur parler avec raison. Ils tiraient quelquefois le poignard contre ceux qui résistaient à leurs volontés. On n'entendait que cris, que pleurs, que gémissements, dans les rues, dans les maisons, et dans les églises. Les personnes illustres par leur naissance, paraissaient dans l'infamie; les vieillards vénérables par leur âge, dans le mépris; les riches dans la pauvreté. Il n'y avait point de lieu qui ne fût sujet à une rigoureuse recherche, qui ne pût servir d'asile.

O Dieu! que d'affliction, que de misère! Nous avons vu l'abomination de la désolation dans le lieu saint, nous y avons entendu des paroles artificieuses de la prostituée, et nous y avons été témoins des autres profanations si contraires à la sainteté de notre religion. Voilà une partie des crimes que les nations d'Occident ont commis contre peuple de Jésus-Christ. Ces barbares n'ont usé d'humanité envers personne. Ils n'ont rien épargné. Ils ont tout pris, et tout enlevé. Voilà donc ce que nous promettaient ce hausse-cou doré, cette humeur fière, ces sourcils élevés, cette barbe rasée, cette main prête à répandre le sang, ces narines qui ne respirent que la colère, cet œil superbe, cet esprit cruel, cette prononciation prompte et précipitée. Ou plutôt, c'est ce que vous nous promettiez, vous qui voulez passer pour savants, pour sages, pour fidèles, pour véritables, pour sincères, pour justes, pour vertueux, et pour plus pieux, et plus religieux observateurs des commandements de Dieu, que nous autres Grecs. Je parle sérieusement, et sans railler; car quel commerce y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? Ce que j'ai à ajouter est encore plus important. Vous vous étiez chargés de la Croix, et vous nous aviez juré et sur elle, et sur les Saints Évangiles, que vous passeriez sur les terres des chrétiens sans y répandre de sang, et sans vous détourner ni à droite, ni à gauche. Vous nous aviez dit que vous n'aviez pris les armes que contre les Sarrasins, et que vous ne les vouliez tremper que dans leur sang. Vous aviez promis de vous abstenir de la fréquentation de vos femmes, dans le temps que vous porteriez la Croix comme des soldats enrôlés sous les enseignes du Sauveur. Il est évident, cependant, que bien loin de défendre son tombeau, vous outragez les fidèles qui sont ses membres. Bien loin de porter la Croix, vous la profanez, et vous la foulez aux pieds. Pendant que vous faites profession d'aller chercher une perle précieuse, vous jetez dans la boue la perle précieuse du corps adorable de notre Dieu. Les Sarrasins en ont usé avec moins d'impiété. Quand ils étaient maîtres de Jérusalem, ils traitaient les Latins avec quelque sorte de douceur. Ils ne violaient point la pudicité de leurs femmes. Ils n'emplissaient point de corps morts le sépulcre du Sauveur.

Le jour de la prise de la ville, ces brigands ayant pillé les maisons où ils étaient logés, demandèrent aux maîtres où ils avaient caché leur argent, usant de violences envers les uns, de caresses envers les autres, et de menaces envers tous, pour les obliger à le découvrir. Ceux qui étaient si simples que d'apporter ce qu'ils avaient caché, n'en étaient pas traités avec plus de douceur que les autres. Ils ressentaient les mêmes effets de l'orgueil et de la cruauté de leurs hôtes. Ceux qui commandaient parmi nous ayant laissé la liberté de sortir à ceux qui le désiraient, on voyait des troupes d'habitants qui s'en allaient enveloppés de méchants manteaux, avec des visages pâles et défigurés, avec des yeux rouges, et qui répandaient plutôt du sang que des larmes. Les uns regrettaient leur argent, les autres ne croyant pas que leur argent méritât d'être regretté, pleuraient l'enlèvement de leurs filles, la mort de leurs femmes, ou quelque autre perte semblable.

Pour dire quelque chose de ce qui m'arriva en cette triste journée, plusieurs de mes amis se retirèrent en ma maison, parce qu'elle était bâtie sous une galerie qui la rendait fort sombre. Elle avait une entrée secrète dans la grande église; mais il n'y avait point de secret qui pût échapper à la curiosité de nos ennemis, et la sainteté du lieu ne nous servit de rien pour nous garantir de leur fureur. En quelque endroit qu'on se pût cacher, on était pris, et emmené. J'avais retiré un Vénitien avec sa femme et ses enfants, qui me servit fort utilement. Bien qu'il ne fût que marchand, il prit les armes comme un soldat, et feignant d'être des ennemis, et parlant avec eux en leur langue, il défendit longtemps ma porte. Mais, enfin, ne pouvant plus résister à la multitude, qui entrait en foule, et principalement aux Français, qui se vantaient de ne rien craindre que la chute du ciel sur leurs têtes, il nous conseilla de nous sauver, de peur d'être chargés de chaînes, et d'avoir le déplaisir de voir nos filles violées en notre présence. Marchant donc sous la conduite de ce fidèle défenseur, comme si nous eussions été ses prisonniers, nous allâmes vers les maisons des Vénitiens qui étaient de nos amis. Lorsque nous fûmes arrivés au quartier qui était échu aux Français, nous fûmes abandonnés par nos valets, qui s'écartèrent lâchement de côté et d'autre, et obligés de porter nous-mêmes nos enfants qui ne pouvaient encore marcher. Nous partîmes un samedi, cinquième jour de la prise. L'hiver approchait et ma femme était grosse, de sorte qu'il me semblait que c'était un accomplissement de la parole par laquelle le Sauveur nous avertit de prier Dieu que notre fuite n'arrive point en hiver, ni au jour du sabbat, et de la prédiction par laquelle il prononce malheur sur les femmes qui seront ou enceintes ou nourrices. Plusieurs de nos parents et de nos amis, s'étant joints à nous aussitôt qu'ils nous eurent aperçus, nous marchâmes tous ensemble, et nous rencontrâmes des gens de guerre assez mal armés. Les uns avaient de longues épées pendues à leurs chevaux. Les autres des poignards attachés à leur ceinture. Les uns étaient chargés de butin. Les autres fouillaient leurs prisonniers, pour voir s'ils ne cachaient point un bon habit sous un méchant, où s'ils n'avaient point d'argent. D'autres regardaient de belles femmes avec les mêmes yeux que s'ils eussent dû en jouir à l'heure même. Nous mîmes celles que nous avions au milieu de nous, comme au milieu d'une bergerie, et nous les avertîmes de salir avec de la boue, ces visages qu'elles embellissaient autrefois avec du fard, de peur que l'éclat de leur teint n'attirât les yeux des spectateurs curieux, n'allumât les désirs, et n'excitât la fureur des ravisseurs cruels, qui crussent avoir droit de faire tout ce que permet la licence de la guerre. Ayant le cœur serré de douleur, nous levions les mains au ciel, nous frappions nos poitrines, et nous priions Dieux qu'il lui plût de nous préserver de la violence de ces bêtes cruelles. Comme nous étions près de passer par la Porte dorée, un barbare impie et violent, enleva près de l'église de saint Mocius martyr, la fille d'un magistrat, comme un loup enlève une brebis. Le père accablé de vieillesse et de maladie, fit en même temps un faux pas, et tomba dans la boue, d'où se tournant vers moi, qui ne lui pouvais servir que d'un appui aussi faible que celui du figuier, et m'appelant par mon nom, il me conjura de l'assister. Je suivis donc le ravisseur, m'écriant contre sa violence, et joignant à mes cris des gémissements lamentables, et des gestes propres à exciter la pitié. J'implorai le secours des soldats qui passaient, et qui pouvaient entendre quelques mots de notre langue. Je leur pris les mains, et leur fis des caresses. Enfin, j'en ai touché si fort quelques-uns, qu'ils me promirent de venger ce rapt. Je les menai donc à la maison où le ravisseur avait enfermé la fille, et où il se tenait à la porte, pour repousser ceux qui auraient envie d'y entrer. Je leur dis en le leur montrant du doigt: «Voilà le coupable qui a violé en plein jour l'ordonnance par laquelle vous avez défendu de toucher aux femmes mariées, aux jeunes filles, aux vierges consacrées à Dieu, et laquelle vous avez fait serment d'observer. Défendez-nous contre cette violence, par l'autorité de vos lois, et par la force de vos armes. Soyez sensibles aux larmes qui coulent de mes yeux, puisque Dieu même s'y laisse toucher et que la nature nous les a données pour exciter de la compassion, et pour obtenir de l'assistance. Que si vous avez des enfants, je vous conjure, par ces précieux gages de vos mariages, par le tombeau du Sauveur, et par le respect que vous avez pour ses commandements, qui défendent aux chrétiens de faire aux autres ce qu'ils ne voudraient pas qu'on leur fît, de ne pas mépriser ma prière.» J'animai de telle sorte ces gens de guerre par ces paroles, qui m'étaient venues sur-le-champ à la bouche, qu'ils me promirent de me rendre la fille qui avait été enlevée. Le ravisseur transporté d'amour, et de colère, se moquait d'abord de leurs demandes; mais quand il vit qu'ils agissaient sérieusement, et qu'ils le menaçaient de le faire pendre, il rendit la fille, que le père fut ravi de revoir. S'étant donc levé, il continua, avec nous le voyage. Dès que nous fûmes hors de la ville, chacun commença à remercier Dieu de sa protection, ou à déplorer son malheur, comme il le trouva à propos. Pour moi, je me prosternai à terre, et je me plaignis aux murailles de qu'elles demeuraient seules insensibles aux calamités publiques, et de ce qu'elles se tenaient debout, au lieu de se fondre en larmes.

Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre Sainte par les croisés, Paris, Éditions Albin Michel, 1973, p. 344-350.


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Selon Geoffroi de Villehardouin:

Le marquis Boniface de Montferrat chevaucha tout le long du rivage vers Bouchelion [le palais de Boucoléon]; et quand il fut là, le palais lui fut rendu, la vie sauve pour ceux qui étaient dedans. Là furent trouvées la plupart des hautes dames qui s'étaient enfuies au château; là fut en effet trouvée la soeur du roi de France qui avait été impératrice, et la soeur du roi de Hongrie, qui avait aussi été impératrice, et beaucoup d'autres dames. Du trésor qui était en ce palais il n'en faut pas parler; car il y en avait tant que c'était sans fin ni mesure.




Coupe et assiette pillées lors de la prise de Constantinople par les croisés

Tout comme ce palais fut rendu au marquis Boniface de Montferrat, fut rendu celui de Blaquerne à Henri, frère du comte Baudouin de Flandre, la vie sauve à ceux qui étaient dedans. Là aussi fut trouvé un si grand trésor qu'il n'y en avait pas moins qu'en celui de Bouchelion. Chacun garnit de ses gens le château qui lui fut rendu, et fit garder le trésor. Les autres gens qui étaient répandus par la ville gagnèrent aussi beaucoup; et le butin fait fut si grand que nul ne vous en saurait dire le compte, d'or et d'argent, de vaisselles et de pierres précieuses, et de satins et de draps de soie, et d'habillements de vair, de gris et d'hermines, et de tous les riches biens qui jamais furent trouvés sur terre. Et bien témoigne Geoffroi de Ville-Hardouin le maréchal de Champagne, à son escient et en vérité, que jamais, depuis que le monde fut créé, il n'en fut autant gagné en une ville.


Chacun prît hôtel ainsi qu'il lui plut, et il y en avait assez. Ainsi se logea l'armée des pèlerins et des Vénitiens, et grande fut la joie de l'honneur et de la victoire que Dieu leur avait donnés; car ceux qui avaient été en pauvreté, étaient dans la richesse et les délices. Ils firent ainsi la Pâque fleurie [18 avril 1204] et la grande Pâque [25 avril] après, dans cet honneur et dans cette joie que Dieu leur avait donnés. Et ils en durent bien louer Notre-Seigneur; car ils n'avaient pas plus de vingt mille hommes d'armes entre eux tous; et par l'aide de Dieu ils avaient pris quatre cent mille hommes ou plus, et dans la plus forte ville qui fût en tout le monde (et c'était une grande ville), et la mieux fortifiée.

Geoffroi de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, pp. 92-93. Traduction par Natalis de Wailly.


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Selon Gunther de Pairis:

Une fois la ville prise, et devenue nôtre par droit de conquête, les vainqueurs s'employèrent avec ardeur à la piller. Alors l'abbé Martin se mit, lui aussi, à songer à la part qu'il pourrait retirer du butin, afin de ne pas rester seul les mains vides au milieu de toute une armée enrichie. Il se proposa donc de diriger vers quelque proie ses mains consacrées. Mais, parce qu'il n'estimait pas convenable de porter la main sur le butin séculier, l'idée lui vint de se tailler une part de ces reliques dont il savait qu'il y avait grande abondance en ces lieux.



Doigt de Saint-Nicholas, une autre des nombreuses reliques pillées à Constantinople

Présageant je ne sais quelle grande aventure, il prit avec lui un compagnon, et gagna une église que l'on tenait là-bas en grande vénération, parce qu'elle abritait la noble sépulture de la mère du très illustre empereur Manuel, ce qui était quelque chose pour les Grecs, mais dont les nôtres n'avaient cure. On conservait là un important trésor d'argent provenant de toute la région d'alentour, ainsi que de précieuses reliques, apportées des églises et des monastères voisins, dans le vain espoir de les mettre en sécurité en ces lieux; mais les nôtres l'avaient su, dès avant la prise de la ville, par ceux que les Grecs avaient expulsés. Une foule de pèlerins fit irruption en même temps dans l'église; mais tandis que les autres s'employaient avec ardeur à mettre à sac l'argent, l'or et tout ce genre d'objets de prix, Martin, lui, estimant que seuls des objets sacrés valaient la peine de commettre un sacrilège, gagna un lieu plus secret: la sainteté des lieux lui semblait promettre ce qu'il souhaitait par-dessus tout découvrir. Il se trouva là en présence d'un vieillard, avec une belle tête, une chevelure et une barbe abondante. C'était un prêtre, mais son allure était bien différente des prêtes de chez nous; aussi Martin, persuadé d'avoir affaire à un laïque, sans perdre son calme, mais prenant une voix redoutable, l'apostropha violemment disant: «Allez, perfide vieillard, montre-moi les plus riches des reliques que tu gardes, ou la mort immédiate châtiera ton refus!»


Le vieillard, effrayé, plus par le bruit que par les paroles, car s'il entendait le bruit il ne pouvait comprendre les paroles, sachant qu'il ne pourrait se faire comprendre de Martin en grec, entreprit dans le peu de latin qu'il savait, d'apaiser notre homme et de fléchir une colère qui n'était que feinte. En réponse alors, l'abbé, dans le peu de mots de sa langue qu'il put à grand-peine rassembler, fit comprendre au vieillard ce qu'il exigeait de lui. Alors ce dernier, considérant son visage et son habit, préférant laisser un religieux s'emparer avec crainte et révérence de saintes reliques, plutôt que de risquer de voir des séculiers les souiller de leurs mains ensanglantées, ouvrit devant lui un coffre de fer. Et il lui découvrit ce trésor désirable que Martin préférait et désirait plus que toutes les autres richesses de la Grèce. Quand il le vit, l'abbé se hâta d'y plonger avidement, y allant des deux mains, puis, retroussant son vêtement le plus vivement qu'il put, il en remplit le creux avec son saint sacrilège. Le clerc qui l'accompagnait en fit de même. Ils dissimulèrent ainsi ce qui leur paraissait le plus précieux, puis, sans marquer de temps d'arrêt, ils sortirent...

Ainsi chargé, il allait, pressant le pas, vers les navires. Ceux qui le voyaient, qui le connaissaient et l'aimaient, et qui, de leur côté, pressaient le pas vers le butin, lui demandaient en riant: «Avez-vous fait quelque rapine?» ou «De quels objets allez-vous ainsi chargé?» Et lui, souriant, comme toujours, et affable: «Tout a bien marché pour nous», disait-il - et eux de répondre: «Grâce en soient rendues à Dieu!» et il passait, en hâte, supportant avec peine tout ce qui pouvait le retarder.

Traduction prise dans Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, pp. 211-213. Traduction du comte Riant, Exuviae Sacrae Constantinopolitanae, tome I, Genève, 1877.


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Selon Robert de Clari:



Coupe de cristal prise à Constantinople en 1204
(Église Saint-Marc, Venise)

Quand les Français entendirent cela [que Murzuphle avait abandonné la ville], alors ils en furent tout joyeux; et puis on fit crier alors par tout le camp que nul ne prît hôtel avant qu'on eût réglé comment on les prendrait. Puis alors s'assemblèrent les hauts hommes et les riches, et ils décidèrent entre eux de telle façon que la menue gent n'en sut rien, pas plus que les chevaliers pauvres de l'armée, qu'ils prendraient les meilleurs hôtels de la ville; et c'est depuis lors qu'ils commencèrent à trahir la menue gent, et à user de leur mauvaise foi et à être mauvais compagnons, ce qu'ils ont payé depuis bien cher, comme nous vous le dirons après. Ils envoyèrent donc saisir tous les meilleurs et le plus riches hôtels de la ville, de telle façon qu'ils les eurent tous saisis avant que les pauvres chevaliers ou la menue gent de l'armée s'en aperçussent. Et, quand les pauvres gens s'en aperçurent, alors ils s'en allèrent donc à qui mieux mieux, et ils prirent ce qu'ils purent saisir; ils en trouvèrent pas mal, car la cité était fort grande et fort peuplée.


Et le marquis fit prendre le palais Bouke de Lion [Boucoléon], et le monastère Sainte-Sophie et les maisons du patriarche; et les autres hauts hommes ainsi que les comtes firent prendre les plus riches abbayes et les plus riches palais qu'on put y trouver, car, à partir du moment où la ville fut prise, on ne fit de mal ni aux pauvres ni aux riches. Au contraire, s'en alla qui voulut s'en aller, et qui le voulut resta; et ce furent les plus riches de la ville qui s'en allèrent.

Puis après on commanda que tout le butin fût apporté à une abbaye qui était dans la ville. C'est là que l'on apporta le butin, et l'on choisit dix chevaliers hauts hommes parmi les pèlerins et dix Vénitiens, que l'on considérait comme loyaux, et on les commit à la garde de ce butin. Et, lorsque le butin eut été apporté là, qui était si riche et comportait tant de riche vaisselle d'or et d'argent et d'étoffes brodées d'or et tant de riches joyaux que c'était une vraie merveille que le butin qui fut apporté là, alors jamais, depuis que le monde fut créé, on ne vit ni ne conquit un butin aussi grand, aussi noble, aussi riche, ni au temps d'Alexandre, ni au temps de Charlemagne, ni avant, ni après. Et je ne crois pas, quant à moi, que dans les quarante plus riches cités du monde il y aurait autant de richesse qu'on en trouva à l'intérieur de Constantinople. Et d'ailleurs, les Grecs attestaient que les deux tiers de la richesse du monde se trouvaient à Constantinople, et le troisième tiers épars dans le monde. Et ceux-là mêmes, qui devaient garder le butin, ceux-là prenaient les joyaux d'or ou des étoffes de soie brodées d'or, ou ce qu'il aimait le mieux, et puis il l'emportait. C'est de cette façon qu'ils commencèrent à voler, si bien qu'on ne fit jamais de partage pour le commun de l'armée, ou les pauvres chevaliers ou les sergents qui avaient aidé à gagner le butin, sauf pour le gros argent, comme les bassines d'argent que les dames de la cité emportaient aux bains. Et le reste du bien qui était encore à partager fut dilapidé vilainement, comme je vous l'ai dit, mais les Vénitiens en eurent néanmoins leur moitié; quant aux pierres précieuses et au grand trésor qui restait à partager, tout cela s'en alla vilainement comme nous vous le dirons après.

Geoffroy de Villehardouin et Robert de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, pp. 191-193. Traduction inspirée de Pierre Charlot, Poèmes et récits de la vieille France, Paris, De Boccard, 1939.


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Marc Carrier