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La prise de Constantinople en 1204, tableau d'Eugène Delacroix (XIXe siècle).
Bien qu'inexacte quant aux costumes et aux décors, l'image représente bien l'idée
que ce faisaient les Occidentaux de la quatrième croisade au XIXe siècle.





   I. De ceux qui se croisèrent et qui conquirent Constantinople

   II. Les préparatifs et les négociations à Venise (1198 - avril 1201)

   III. Déviations (mai 1201 - janvier 1203)

   IV. Arrivée à Constantinople (janvier - juin 1203)

   V. Prise de Constantinople (juin - juillet 1203)

   VI. Malentendus entre les Croisés et les Grecs (août 1203 - mai 1204)

   VII. Sac de Constantinople (avril 1204)

   VIII. Index onomastique

   IX. Bibliographie







Les croisés assiègent Constantinople (1204)
Grandes Chroniques de France, Paris, XIVe siècle
(65 X 65 mm, BNF, FR 2813, fol. 245 v.)






I. De ceux qui se croisèrent et qui conquirent Constantinople


À travers l'histoire des croisades, peu d'événements ont soulevé autant de controverses que la prise de Constantinople en 1204. Calomniée par certains et défendue par d'autres, cette quatrième croisade démontre non seulement la surprenante déviation prise par les Francs qui devaient délivrer la Terre Sainte et non pas verser le sang de Chrétiens, mais également la dynamique économique et internationale du XIIIe siècle. Aujourd'hui, notre historiographie tente d'éviter de trouver un coupable ou encore même de prendre position quant aux événements qui menèrent à la prise de Constantinople. La plupart des historiens semblent d'ailleurs avoir perdu l'intérêt - ou peut-être l'énergie - de faire ce genre d'histoire. De ce fait, bien qu'il était autrefois coutume de jeter le blâme sur les chefs francs de la croisade, ou encore sur la manipulation des Vénitiens, la tendance actuelle semble être de trouver une cohérence entre les différentes circonstances qui portèrent les croisés à ne plus voir Jérusalem comme le but ultime de leur entreprise, mais plutôt Constantinople.

Nous tenterons, tout au long de ce récit, de nous pencher sur cet aspect précis. Il ne s'agira donc pas de justifier les actes des Francs et encore moins de déterminer si Constantinople méritait le sort qui lui fut réservé. Plutôt, l'intérêt sera de comprendre les fondements de la croisade, de même que les raisons de sa déviation. Cet objectif sera atteint par l'étude chronologique des sources primaires de la quatrième croisade, des sources qui nous permettront d'entendre les différents points de vue sur les événements qui s'y déroulèrent. Nous verrons donc les arguments des Francs, qui furent conservés pour la postérité sous les plumes de Geoffroi de Villehardouin et de Robert de Clari. Nous verrons également les propos de sources moins connues, mais non pas moins importantes, tels que les écrits de Nicétas Choniatès, qui nous présentent l'aspect byzantin de la prise de Constantinople. Sans oublier, par la suite, les arguments d'un moine de l'abbaye de Pairis et les écrits d'un auteur anonyme qui rédigea un récit que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de Chronique de Morée. Ainsi, nous serons en mesure d'apprécier l'histoire de la quatrième croisade dans son ensemble et dans son intégrité, car nous écarterons les propos subjectifs de nos historiens contemporains pour regarder de façon directe et sans équivoque les récits de ceux qui la vécurent.


*            *            *


Avant d'entreprendre la laborieuse tâche d'examiner les sources sur la quatrième croisade, un moment doit être consacré à l'étude de leurs auteurs; les origines de ceux-ci, de même que leur appartenance religieuse et leurs convictions politiques, peuvent grandement influer sur la valeur historique de leur oeuvre. En ce qui a trait à l'histoire de la prise de Constantinople, les médiévistes n'ont certainement pas à se plaindre. Après tout, nous avons le récit d'un haut dignitaire de l'armée franque, Geoffroi de Villehardouin, qui participa lui-même à l'entreprise et qui nous offre la perspective des dirigeants de la croisade. Ensuite, nous avons le point de vue de ceux qui constituaient la plus grande partie de l'armée, c'est-à-dire les soldats, sous la plume de Robert de Clari, qui était lui-même un chevalier de bas rang ayant accompagné les croisés dans leur périple. Sans oublier, par la suite, Gunther de Pairis, qui nous présente l'attitude du clergé face à l'assaut qui fut effectué sur la capitale byzantine. Ensuite, Nicétas Choniatès, un "haut homme" qui était membre de l'administration impériale, nous présente un témoignage fort bouleversant du point de vue grec sur l'ensemble des événements. Finalement, l'auteur anonyme de la Chronique de Morée, bien qu'ayant écrit plusieurs années après la croisade, met en lumière le mépris qui existait toujours entre Grecs et Latins au XIVe siècle. Mais encore la question se pose: qui étaient vraiment ces auteurs et quelle est la valeur de leurs écrits?

Tout d'abord, la chronique de Geoffroi de Villehardouin est de loin la plus précieuse que nous possédons sur la quatrième croisade. Son récit est sans aucun doute "le plus sûr, le plus cohérent, le plus construit."(1) Sans oublier qu'il participa à plusieurs événements décisifs de la croisade, que ce soit par son rôle dans les négociations avec les Vénitiens ou encore par ses efforts à réconcilier les différends entre l'Empereur Baudouin et son vassal, Boniface de Montferrat, à un moment où l'emprise des Francs sur l'Empire byzantin était encore précaire. De par son rôle de premier plan dans la croisade, Villehardouin était parfaitement en mesure de nous décrire des grands événements auxquels il prit part. Il connaissait après tout les secrets et les discussions des chefs de l'expédition, ce qui lui permettait de nous transmettre une histoire "véridique"(2), ou comme il l'aurait dit: "l'une des plus grandes merveilles et une des plus grandes aventures qu'on eût jamais ouïes."(3)

Le récit de ce grand seigneur champenois est également d'un grand intérêt pour l'historiographie européenne, car celui-ci était à l'avant-garde de tout ce que l'Europe avait connu jusqu'alors. En effet, son histoire en est une qui est destinée au peuple, car elle est écrite en vieux français et non en latin (malgré la forme vulgarisée que cette langue avait acquise au XIIIe siècle). Villehardouin n'avait donc aucun modèle sur lequel se pencher au moment de sa rédaction, aucun style à copier.(4) De plus, son texte est d'une exactitude et d'un ordre remarquable. Pour un chevalier qui était certainement plus habile à manier l'épée que la plume, Villehardouin nous présente un discours qui ne retient que l'essentiel, donc qui rejette le superflu et qui évite de brouiller la chronologie des événements comme c'est souvent le cas chez d'autres chroniqueurs.(5) Il se classe, comme Robert de Clari, parmi ceux qui rendirent officielle la laïcisation de l'histoire afin de répondre aux voeux de la collectivité qui voulait entendre l'histoire des Croisades.

Malheureusement, nous savons peu de ses origines, à part qu'il hérita du titre de maréchal de Champagne. Le reste n'est que de la conjecture. De plus, certaines limites sont présentes dans sa narration et son texte. Le plus flagrant est sans doute le manque "d'humanité" qui marque son récit; il juge en effet plus opportun de décrire les stratégies militaires et les rencontres diplomatiques, plutôt que les angoisses morales des hommes qui s'étaient vus excommuniés par le pape et obligés de dévier de l'objectif de leur expédition vers une ville qui était nullement musulmane. Bien entendu, Villehardouin était avant tout un homme de guerre, mais il reste que son texte ne contient pas les explications et les sentiments qui menèrent à la prise de Constantinople et qui seraient d'un grand intérêt aux historiens aujourd'hui. L'étude de la quatrième croisade ne peut donc se faire uniquement avec le texte de Villehardouin; bien qu'il offre une solide chronologie des événements, il est pratiquement dénué des sentiments humains qui expliqueraient certains motifs psychologiques des croisés.(6) Certains historiens ont même questionné sa sincérité, prétendant que Villehardouin aurait altéré certains faits pour justifier les gestes des croisés face à ses contemporains.

Robert de Clari, en tant que pauvre chevalier picard, a connu "les incidents et les anecdotes de la guerre, il a combattu dans les rangs des pauvres chevaliers, il a été le témoin de leurs exploits et l'écho fidèle de leurs plaintes."(7) De ce fait, il complète l'oeuvre de Villehardouin. En effet, sa narration plutôt simpliste nous a permis de voir ce que négligent plusieurs chroniqueurs de cette croisade, tels que les détails de la vie de l'armée. Contrairement à Villehardouin, Clari n'omet pas ses sentiments et ses réflexions personnelles; son oeuvre est donc un atout important pour l'histoire qui nous intéresse. Mais bien que Robert de Clari ait été un témoin oculaire des faits qu'il nous rapporte, son récit comporte de nombreuses lacunes. Comme Villehardouin, sa vie nous est peu connue. Nous savons qu'il tire son nom de son fief de Cléry-les-Pernois, dans la Somme. Après la croisade, il serait rentré en France avec sa part de butin et des reliques et aurait décidé de mettre ses mémoires sur papier aux environs de 1216.(8) Il serait mort quelque temps après cette date.(9) Ensuite, contrairement à Villehardouin, il est mal placé pour décrire les secrets des chefs de l'expédition et se contente trop souvent de nous répéter les propos des racontars. Sa chronologie est de plus fort imprécise et remplie d'erreurs; ceci est probablement dû à son manque de vision globale des événements étant donné sa situation modeste dans l'armée. Enfin, une autre absence fort importante peut être trouvée chez Robert de Clari: son manque d'instruction. Ses descriptions des endroits et des événements le prouvent, de même que son manque d'esprit critique quant aux témoignages qu'il nous rend.(10) Mais quoi qu'il en soit, son témoignage en demeure un de premier plan en ce qui à trait à l'histoire de la quatrième croisade, d'où l'importance que lui accordent plusieurs historiens.

Gunther de Pairis, Nicétas Choniatès et l'auteur anonyme de la Chronique de Morée sont également d'un intérêt pour notre recherche. Dans le cas de Gunther de Pairis, c'est moins une histoire de la quatrième croisade qu'il nous rapporte qu'un inventaire des reliques recueillies à Constantinople par l'abbé Martin. Étant lui-même un moine de l'abbaye de Pairis en Alsace, il écrit les mémoires de son abbé vers 1207 ou 1208. Dans son récit, il tente de justifier le pillage des reliques de Constantinople en prétendant que les Grecs étaient devenus indignes de posséder de tels trésors.(11)

Quant à Nicétas Choniatès, il nous est de la plus grande utilité en ce qui a trait à l'opinion byzantine de la conquête de Constantinople. Si nous considérons que l'histoire est trop souvent écrite par les vainqueurs et très peu par les vaincus, l'Histoire des Comnènes de Choniatès demeure d'une importance capitale. Bien que brefs, ses propos sont chargés d'émotion et décrivent avec détails l'angoisse ressentie par les Byzantins au moment où les Francs dévastaient leur ville. Sans oublier que Choniatès était un haut dignitaire de l'administration byzantine et que l'exactitude de ce qu'il nous avance fait de lui un excellent historien.(12)

Finalement, la Chronique de Morée, bien que fortement critiquée pour l'inexactitude et le caractère souvent légendaire de ses faits, nous offre une toute nouvelle perspective sur l'histoire de la quatrième croisade. En effet, ayant été produite à une date tardive, soit au début du XIVe siècle (1324 ou 1328) (13), elle avance parfois des hypothèses fort contestables, dont celle que le Pape Innocent III aurait été l'auteur de la déviation des croisés vers Constantinople dans le but de "liquider" le schisme.(14) Toutefois, cette accusation nous permet de voir l'animosité qui existait toujours entre Grecs et Latins au XIVe siècle sur la question du schisme et de la prise de Constantinople en 1204.(15) En fait, ce que cette chronique nous offre est la vision du XIVe siècle de la quatrième croisade, de même qu'une description fort détaillée de l'installation des Francs dans le Péloponnèse. Son auteur, quant à lui, nous est inconnu. Certaines hypothèses prétendent qu'il serait né en Grèce, tout en étant de descendance franque, étant donné le mélange étonnant de grec et de français qu'il nous offre, de même que les accusations qu'il lance envers les Grecs "perfides".(16) De ce fait, étant issu de deux cultures, cet auteur nous dresse un portrait intéressant des relations entre Grecs et Latins suivant le XIIIe siècle.

Sans plus tarder, examinons cette curieuse et controversée expédition que fut la quatrième croisade.


Références:

(1) Noël Coulet dans G. de Villehardouin et R. de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, Paris, Union générale d'éditions, 1966, p. 14.
(2) Plusieurs ont critiqué la sincérité de Villehardouin. À ce sujet, voir l'étude de Edmond Faral, "Geoffroy de Villehardouin: la question de sa sincérité", Revue historique, 1936, p. 530-582.
(3) Natalis de Wailly dans G. de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, p. X.
(4) N. de Wailly dans G. de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, p. V.
(5) N. Coulet dans G. de Villehardouin et R. de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, p. 14.
(6) N. Coulet dans G. de Villehardouin et R. de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, p. 15.
(7) N. de Wailly dans G. de Villehardouin, Histoire de la conquête de Constantinople, p. X.
(8) N. Coulet dans G. de Villehardouin et R. de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, p. 16.
(9) Philippe Lauer dans R. de Clari, La conquête de Constantinople, Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, 1956, p. VIII.
(10) P. Lauer dans R. de Clari, La conquête de Constantinople, p. VIII-IX.
(11) N. Coulet dans G. de Villehardouin et R. de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, p. 17.
(12) Gérard Walter, La conquête de la Terre Sainte par les Croisés, Paris, Albin Michel, 1973, p.342.
(13) J.A.C Buchon, Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle, Paris, Paul Daffis (libraire-éditeur), 1875, p. XII.
(14) J.A.C Buchon, Chroniques étrangères relatives..., p. 13.
(15) N. Coulet dans G. de Villehardouin et R. de Clari, Ceux qui conquirent Constantinople, p. 18.
(16) J.A.C Buchon, Chroniques étrangères relatives..., p. XII - XV.


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II. Les préparatifs et les négociations à Venise





Le pape Innocent III (1198-1216)


Le 8 janvier 1198, Innocent III fut élu pontife et signala rapidement son intention de relancer la croisade afin de reprendre Jérusalem, qui avait été conquise par Saladin quelques années plus tôt. Comme Urbain II l'avait fait cent ans auparavant à Clermont, Innocent lança un appel à toute la chrétienté le 15 août de cette même année, mais avec une nuance bien importante: il obligea chaque ville, de même que chaque comte et baron, à fournir des hommes pour l'expédition à leurs frais et pour une durée de deux ans. Toutefois, il n'adressa pas son appel directement aux rois; ainsi, bien qu'ils furent invités à se croiser, ceux-ci n'eurent aucun contrôle direct sur l'entreprise. Contrairement aux croisades antérieures, Innocent III s'assura que la croisade serait sous l'autorité papale. (1)



Foulques de Neuilly prêchant la quatrième croisade, XIIIe siècle (Bodleian Library, Oxford)

Dans sa première encyclique, Innocent pria donc les croisés de se préparer pour le mois de mars suivant, c'est-à-dire pour l'année 1199, afin d'organiser le départ pour la Terre Sainte dans les plus brefs délais. De plus, pour encourager l'enrôlement à sa grande entreprise, le pape reformula l'idée d'indulgence selon les enseignements de saint Bernard et Eugène III. En effet, il annonça que quiconque se croiserait aurait "la promesse, faite au nom de Dieu, de la rémission des châtiments encourus à cause du péché, qu'ils fussent appliqués par l'Église elle-même ou par Dieu, dans ce monde ou dans l'autre." (2) La correspondance d'Innocent reflète effectivement cette innovation dans l'idée d'indulgence:



   La prédication de la croisade selon Innocent III


Geoffroi de Villehardouin appui également ceci lorsqu'il nous relate, au tout début de sa chronique, la prédication faite par Foulque de Neuilli et Pierre de Capoue:


   La prédication de la croisade selon Geoffroi de Villehardouin


Comme Villehardouin nous le rapporte, l'enthousiasme des Chrétiens fut énorme, même si l'objectif d'Innocent d'assembler une armée pour le mois de mars ne fut pas atteint; des difficultés financières retardèrent le rassemblement des pèlerins. Or, la croisade prit vraiment forme, si l'on s'en tient aux propos de Villehardouin, le 28 novembre 1199 lors d'un tournoi à Écry. C'est à ce moment que deux jeunes comtes qui étaient dans la vingtaine et qui étaient neveux du roi de France, et dont les noms étaient Thibaud de Champagne et Louis de Blois, se croisèrent avec deux seigneurs de l'Île-de-France, Simon de Montfort et Renaud de Montmirail. Villehardouin, qui était maréchal de Champagne, fut également parmi ceux qui se croisèrent lors de cet événement. Le 23 février de l'année suivante, le comte Baudouin de Flandres et de Hainault prit également la Croix, suivi de ses frères Henri et Eustache. (3) Vers la fin de 1200, certains estiment qu'entre huit et dix mille soldats s'étaient enrôlés dans l'expédition. (4) Par la suite, deux réunions, l'une à Soissons et l'autre à Compiègne, servirent à planifier l'expédition. Baudouin de Flandres, dont les ancêtres avaient une longue tradition de croisés, usa largement de son influence lors de ces rencontres. (5) La décision fut alors prise d'utiliser la mer pour se rendre en Orient (6) et de faire appel à Venise pour les détails du transport.



Église Saint-Marc à Venise.




Les cinq coupoles byzantines de l'Église Saint-Marc à Venise.
Aujourd'hui, les dômes de brique de l'église ont été remplacés par du plomb.




Intérieur l'Église Saint-Marc à Venise. Notez le style oriental de l'église, d'influence byzantine.

Des six émissaires envoyés pour faire le marchandage à Venise, nous trouvons Geoffroi de Villehardouin. Suite à un long voyage à travers les Alpes, les émissaires arrivèrent à Venise au mois de février. Là, ils rencontrèrent le doge Enrico Dandolo, qui était alors âgé d'environ quatre-vingt-dix ans, mais qui représentait toujours fidèlement les intérêts commerciaux de la ville maritime. (7) Les envoyés des Francs présentèrent alors leurs demandes, qui nous sont fidèlement rapportées par Villehardouin dans sa chronique:



   Les négociations à Venise selon Geoffroi de Villehardouin


Robert de Clari, bien qu'il n'était pas un témoin oculaire des événements, nous offre un témoignage sensiblement identique à celui du maréchal de Champagne:


   Les négociations à Venise selon Robert de Clari


Quant à la Chronique de Morée, son auteur anonyme nous présente un tableau semblable, mais qui reflète les tendances mentionnées dans l'introduction: la glorification des Francs au détriment des Byzantins. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer l'éloge qu'Enrico Dandolo fait de Villehardouin et de ses compagnons, chose qui n'est aucunement rapportée ni par ce dernier ni par Clari. Or, la chronique ayant été écrite environ cent ans après la croisade, nous sommes ici témoins des légendes qui s'étaient formées autour de la fameuse rencontre à Venise.


   Les négociations à Venise selon la Chronique de Morée



Références:

(1) Donald E. Queller, The Fourth Crusade, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1977, p. 1.
(2) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, Paris, Éditions Pygmalion, 1990, p. 143.
(3) Kenneth M. Setton, A History of the Crusades, volume II. Madison / Londres, The University of Winconsin Press, 1969, p. 158-159.
(4) K. M. Setton, A History of the Crusades, volume II, p. 160.
(5) J. Riley-Smith, Les Croisades, p. 145.
(6) À ce stade de l'histoire des Croisades, les voies maritimes étaient reconnues comme plus sûres et moins difficiles que les voies terrestres, telles qu'empruntées par les soldats de la première croisade.
(7) Si ce nombre est exact, Dandolo aurait donc eu environ quatre-vingt-quinze ans lors de la prise de Constantinople Or, il semble peu probable que Dandolo ait été aussi âgé, étant donné la part active qu'il prit plus tard dans la croisade. Pourtant, la plupart des sources de l'époque s'entendent pour dire qu'il était d'un âge très avancé. À ce sujet, voir K. M. Setton, A History of the Crusades, volume II, p. 162.


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III. Les déviations de la croisade



Lorsque les six délégués retournèrent en France, satisfaits de leur accord avec les Vénitiens, ils apprirent que Thibaut de Champagne était mourant. Puisque celui-ci avait été le premier à se croiser, plusieurs le voyaient comme le commandant de l'expédition, de sorte que l'on tenta rapidement de le remplacer au moment de sa mort au mois de mai. (1) Lors d'une assemblée à Soissons en juin 1201, Villehardouin proposa la nomination du comte Boniface de Montferrat comme commandant des forces armées.(2) Après maintes discussions, les barons décidèrent que Boniface serait effectivement le meilleur chef pour l'armée.

Au milieu de l'été de 1202, plusieurs croisés commencèrent à se diriger vers Venise. C'est à ce moment que les dirigeants de la croisade réalisèrent dans quel danger leur entreprise était, et ceci avant même le départ. En effet, parmi ceux qui s'étaient croisés, il y eut de nombreuses défections et déviations; certains revinrent sur leur parole de se croiser, alors que d'autres décidèrent de gagner la Terre Sainte par un chemin autre que Venise. À l'automne, seulement un tiers des 33 500 hommes prévus étaient arrivés dans la ville maritime, de sorte que les croisés furent incapables de remplir leurs engagements financiers envers les Vénitiens. Même après une importante collecte auprès de chaque croisé, l'armée devait toujours 34 000 marcs d'argent pour une flotte que les Vénitiens avaient mis toutes leurs ressources à construire. Plusieurs, dont Villehardouin, jetèrent le blâme de ce malheur sur de ceux qui ne remplirent pas leurs voeux ou qui se dirigèrent vers d'autres ports. Toutefois, nous devons également considérer l'hypothèse que les six délégués envoyés à Venise auraient surévalué le nombre de croisés. Après tout, même si tous les contingents de croisés déserteurs s'étaient rendus à Venise, le nombre n'aurait pas atteint la moitié du 33 500 prévu.


Les Vénitiens détournant la croisade

Pour régler ce malheureux contretemps, les Vénitiens, qui s'attendaient toujours à être dédommagés pour leur investissement, proposèrent une issue qui leur serait avantageuse. En effet, depuis quelques années, Venise éprouvait des difficultés à maintenir son contrôle sur certains ports qui lui étaient affiliés. C'était le cas de Zara, un port de la côte dalmate, qui avait pris le parti du roi de Hongrie et tourné son dos à Venise. Enrico Dandolo, le doge, proposa alors aux croisés de retarder le paiement de leur dette, mais à la condition que ceux-ci aident les Vénitiens à ramener Zara sous leur tutelle.


La discorde s'établit donc dans l'armée; certains étaient favorables à la proposition du doge, alors que d'autres refusaient de lever l'épée contre des Chrétiens, le but de la croisade étant après tout de mettre à sang les Musulmans seulement. Les dirigeants, quant à eux, se montrèrent pragmatiques: s'ils refusaient la proposition, ils perdraient l'argent qu'ils avaient investi dans l'entreprise et celle-ci serait sans aucun doute annulée avant même qu'elle n'ait commencée; en contrepartie, s'ils prenaient Zara, ce ne serait qu'un léger contretemps dans la croisade et ils pourraient rapidement remettre le cap sur Jérusalem. (6)

La décision fut donc prise d'accepter les conditions de Dandolo. Lorsque la déviation fut annoncée, un grand nombre de pèlerins se détacha de l'armée, surtout les membres du clergé. Boniface de Montferrat, le chef même de la croisade, décida de ne pas participer à cet événement par peur de représailles et se rendit à Rome; ce n'est qu'après la chute de Zara qu'il rejoignit l'armée. (7)



Itinéraire des croisés de Zara à Constantinople.
Dans K. M. Setton, A History of the Crusades, volume II, Madison / Londres, University of Wisconsin Press, 1969, p. 152.


Cependant, d'autres restèrent, dont l'abbé Martin de Pairis, pour assurer une "direction spirituelle" à l'expédition. (8) Quant aux Vénitiens, le doge et plusieurs de ses sujets se croisèrent. À ce point dans sa chronique, Villehardouin nous relate l'histoire du jeune prince byzantin Alexis (qui devint plus tard Alexis IV), qui envoya un message aux croisés concernant le déposition de son père, l'empereur Isaac II Ange, et l'usurpation de son oncle, Alexis III:


   Le premier message d'Alexis IV selon Geoffroi de Villehardouin


À la suite de cette conversation avec les messagers d'Alexis, l'armée quitta Venise en octobre 1202. La flotte, qui était impressionnante, se contenta de faire des démonstrations de force le long de la côte dalmate avant de débarquer à Zara le 10 novembre.(9) Pendant ce temps, Pierre de Capoue, qui avait été un des premiers prédicateurs de la croisade avec Foulque de Neuilli, se disputa avec les chefs croisés. En effet, lorsqu'on l'informa qu'il était libre de suivre l'armée, mais comme simple pèlerin plutôt que comme légat du pape, il se rendit tout indigné à Rome pour dénoncer les intentions des croisés au pontife. Innocent III s'empressa alors d'envoyer une lettre à l'armée qui campait devant Zara, leur interdisant d'attaquer une ville qui appartenait au roi de Hongrie (l'une des raisons étant que ce roi s'était lui-même croisé).(10) Plusieurs barons qui étaient dans le camp s'opposèrent alors ouvertement à une attaque sur Zara. Toutefois, lorsque la décision fut prise de désobéir au pape et de prendre la ville, ceux-ci ne s'interposèrent pas et s'éloignèrent simplement de l'armée afin de ne pas prendre part à cette attaque déplorable. Après deux semaines de siège et d'assauts, la ville capitula le 24 novembre 1202; les habitants furent épargnés et le butin fut divisé tel que convenu entre Francs et Vénitiens.(11) Puisque l'hiver s'était déjà installée, les croisés décidèrent de séjourner à Zara jusqu'au printemps. Quant à Boniface, il revint dans l'armée à la mi-décembre.

C'est alors que des messagers de Philippe de Souabe, l'empereur d'Allemagne, se présentèrent à Zara. Ceux-ci avait été envoyés par Philippe, mais au nom du jeune Alexis, dont le père était toujours en prison et dont l'oncle gouvernait toujours Constantinople, pour encore une fois faire des propositions aux croisés. Ces propositions, de même que la conversation les entourant, nous sont rapportées par Villehardouin, Clari et la Chronique de Morée. Tout d'abord, Villehardouin nous offre un témoignage précis, du fait qu'il était lui-même présent à cette rencontre:


   Le deuxième message d'Alexis IV selon Geoffroi de Villehardouin


Robert de Clari, de son côté, nous présente une perspective bien différente de celle de Villehardouin: les croisés auraient proposé leur aide au jeune Alexis et non le contraire. Bien qu'il contredit le récit de Villehardouin et que ce dernier était un témoin occulaire des événements, le témoignage de Clari reflète bien celui de Villehardouin en ce qui a trait aux détails de la convention entre Alexis et les chefs croisés. De plus, Clari nous souligne bien les problèmes financiers qui existaient au sein de l'armée, des problèmes qui préoccupaient certainement plus les "petits" chevaliers que les "grands".


   Le deuxième message d'Alexis IV selon Robert de Clari


En comparant les extraits de Villehardouin et de Clari, il est intéressant de noter les quelques différences au sujet des promesses faites par le jeune Alexis. Bien entendu, les deux chroniqueurs s'entendent pour dire que l'héritier de l'Empire byzantin avait promis deux cent mille marcs à l'armée, de même que des vivres aux croisés et l'entretien de dix mille hommes outre-mer à ses frais pour une durée de un an. Toutefois, Clari néglige deux clauses importantes du contrat: que l'Église grecque serait ramenée sous la tutelle de Rome et que cinq cents chevaliers seraient maintenus en Terre Sainte jusqu'à la mort d'Alexis. L'explication pour ces omissions est bien simple: les inquiétudes de Clari se fixaient davantage sur les besoins immédiats de l'armée (tels que la promesse de vivres pour un an) plutôt que sur les promesses à long terme et à caractère politique (tels que la fin du schisme entre les Églises d'Orient et d'Occident). Encore une fois, nous sommes témoins de l'importance de la chronique de Robert de Clari, qui nous montre des détails que Villehardouin néglige, même si celle-ci est parfois inexacte au niveau de sa chronologie.

Enfin, la Chronique de Morée nous offre encore une fois une rétrospective de la croisade à travers les yeux d'un chroniqueur du XIVe siècle, même si légendaire sur certains aspects et fausse au niveau de sa chronologie. Toutefois, l'extrait présenté ici met en lumière l'idée que le pape aurait participé à la déviation de la croisade vers Constantinople. Cette idée, qui a d'ailleurs provoqué plusieurs disputes entre historiens, est fausse à première vue, si nous considérons que la pape condamna ouvertement l'action des croisés. Ce ne serait que lorsque la ville impériale fut prise qu'il réalisa les avantages pour l'Église de Rome et retira son excommunication. Cependant, certains historiens ont soulevé l'hypothèse qu'Innocent III aurait souhaité la prise de Constantinople. Pourquoi? Probablement en raison de son mépris pour les Grecs qui rejetaient l'Église catholique. Toutefois, il aurait dissuadé la déviation dans ses politiques par peur d'un échec de l'expédition et parce que Jérusalem constituait toujours le but officiel de la croisade.(12) Innocent aurait donc été favorable à une attaque sur Constantinople, mais de façon non-officielle, de sorte qu'il aurait les mains propres si jamais une telle entreprise échouait. Ceci rejoint d'ailleurs l'hypothèse de A. Frolow, qui étudia la question et qui proposa que "l'idée de la croisade, issue des guerres saintes au service de l'Église, avait suivi, dès les origines, un développement parallèle à l'idée de la liquidation du schisme." (13) Ce que la Chronique de Morée nous révèle sont donc les dessous possibles de la politique d'Innocent III, chose que ni Villehardouin ni Clari ne présentent.


   Le message d'Alexis IV selon la Chronique de Morée


En somme, comme Robert de Clari et la Chronique de Morée nous l'ont exposé précédemment, les propositions d'Alexis provoquèrent de grandes discordes au sein de l'armée. Certains jugèrent mieux de ne plus désobéir au pape et quittèrent l'armée; d'autres refusèrent d'accepter que l'armée soit dissoute, donc décidèrent de faire l'accord avec Alexis et de mettre le cap vers Constantinople. Ceux-ci furent naturellement excommuniés par Innocent, de sorte que des délégations lui furent envoyées afin d'absoudre les croisés de leurs péchés. Le pape accepta de les pardonner (sauf les Vénitiens, à qui il tint rancune), à condition qu'ils rendent le butin pillé à Zara et n'attaquent plus de villes chrétiennes.(14) Toutefois, ces exigences ne furent aucunement respectées, car en juin 1203, la flotte apparaissait déjà devant les hautes murailles de la capitale byzantine.


Références:

(1) Ellen E. Kittel a écrit un article fort intéressant sur la question du commandement de Thibaud de Champagne au tout début de la croisade. Or, étant donné qu'il fut le premier grand baron à prendre la Croix, il est normal qu'il ait eu un rôle de première ligne dans les décisions de l'expédition. Toutefois, Kittel avance l'idée que Thibaud aurait tenu le titre de commandant informellement, de sorte que Boniface de Montferrat aurait été le premier dirigeant officiel de la croisade. Voir Ellen E. Kittel, "Was Thibault of Champagne the Leader of the Fourth Crusade?", Byzantion, tome LI, 1981, p. 557-565.
(2) Donald E. Queller, The Fourth Crusade, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1977, p. 22-23.
(3) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, Paris, Éditions Pygmalion, 1990, p. 147.
(4) Kenneth M. Setton, A History of the Crusades, volume II. Madison / Londres, The University of Winconsin Press, 1969, p. 167.
(5) K. M. Setton, A History of the Crusades, volume II, p. 167.
(6) K. M. Setton, A History of the Crusades, volume II, p. 168.
(7) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, p. 147.
(8) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, p. 147.
(9) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, p. 148.
(10) K. M. Setton, A History of the Crusades, volume II, p. 173.
(11) Il s'agit de mentionner que ce partage ne se fit pas sans encombre; trois jours après que la ville fut pillée, un conflit surgit entre Francs et Vénitiens, provoquant la mort de plusieurs. K. M. Setton, A History of the Crusades, volume II, p. 174.
(12) D. E. Queller, The Fourth Crusade, p. 85-86.
(13) A. Frolow, "La déviation de la Quatrième Croisade", Revue de l'histoire des religions, CXLVI, #1, p.80.
(14) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, p. 149.


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IV. L'arrivée à Constantinople (1203)





Arrivée des navires occidentaux devant Constantinople, accompagnés
du jeune Alexis, en 1203 (Bibliothèque Nationale, Paris, XVe siècle).


Lorsque le printemps s'installa à Zara, la flotte croisée se remit encore une fois en route, cette fois-ci pour Corfou, où elle devait faire escale. Pendant ce temps, Boniface de Montferrat et le doge de Venise, Enrico Dandolo, restèrent à Zara pour attendre en personne l'arrivée d'Alexis. Plus tard, ceux-ci rejoignirent l'armée à Corfou. Toutefois, les habitants de l'île s'opposèrent à l'arrivée du prince grec et attaquèrent la flotte.(1) L'île fut donc dévastée par les croisés et la flotte regagna le large le 24 mai 1203, cette fois-ci pour se rendre directement à Constantinople. Il y arrivèrent le 24 juin, le jour de Saint-Jean, et s'installèrent sur la rive opposée du Bosphore. Naturellement, l'émerveillement des croisés à la vue de Constantinople fut grand. La ville impériale était après tout l'une des plus riches et mieux fortifiées de l'époque. Villehardouin nous décrit brièvement les premières impressions de l'armée dans sa chronique:


   Impressions de Constantinople selon Geoffroi de Villehardouin


Quant à Clari, il nous explique non seulement l'émerveillement de l'armée, mais également l'étonnement réciproque des Grecs qui étaient dans la ville:


   Impressions de Constantinople selon Robert de Clari




"Les croisés arrivent à Constantinople", miniature dans la Conquête de
Constantinople
, copie de Geoffroi de Villehardouin, XIVe siècle, Bodleian
Library, Oxford.


Plus déterminés que jamais, les croisés installèrent leur camp et évaluèrent la situation. Ils commencèrent par piller les régions environnantes, de sorte qu'ils confrontèrent les quelques contingents grecs qu'Alexis III avait placé pour surveiller les mouvements des Francs. Les Grecs, bien qu'ils étaient en plus grand nombre, furent mis en déroute. L'empereur, lorsqu'on lui annonça cette nouvelle, envoya un ambassadeur aux chefs de l'armée.(2) Encore une fois, cette rencontre nous est relatée par Villehardouin:


   Message d'Alexis III aux croisés selon Geoffroi de Villehardouin


Après avoir répondu de la sorte au messager de l'empereur, les chefs croisés décidèrent de faire directement appel au jugement du peuple grec. Pour ce faire, Boniface de Montferrat, Enrico Dandolo et le jeune Alexis montèrent à bord d'une galère, qui navigua le plus près possible des murailles maritimes de la ville. Ils présentèrent alors Alexis à ceux qui y étaient présents et demandèrent à voix haute s'ils reconnaissaient cet homme comme leur empereur. Voici ce que Robert de Clari nous en dit:


   Alexis n'est pas reconnu par les Constantinopolitains, selon Clari


Quant à Villehardouin, qui fut probablement parmi ceux qui montèrent à bord des galères, voici son récit, qui est d'ailleurs très semblable à celui de Clari:


   Alexis n'est pas reconnu par les Constantinopolitains, selon Villehardouin



Références:

(1) Kenneth M. Setton, A History of the Crusades, volume II. Madison / Londres, The University of Wisconsin Press, 1969, p. 176-177.
(2) Donald E. Queller, The Fourth Crusade, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1977, p. 92.


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V. La prise de Constantinople (1203)




Constantinople en 1204 (J. Riley-Smith, Atlas des
croisades
. Paris, Éditions Autrement, 1996, p. 85)


Lorsque les Grecs refusèrent de reconnaître le jeune Alexis comme leur empereur, les croisés commencèrent immédiatement à se préparer au combat. Tout d'abord, les chefs déterminèrent que les Francs attaqueraient par les remparts terrestres et que les Vénitiens, qui commandaient la flotte, attaqueraient par les remparts maritimes. Du côté terrestre, les Francs assemblèrent donc toutes leurs forces, qui devaient atteindre environ dix mille hommes après toutes les défections qu'elles avaient subies, et les divisèrent en sept branches, chacunes commandées par un haut baron. Le 5 juillet, les croisés traversèrent le Bosphore et prirent la Tour de Galata, s'assurant ainsi le contrôle de cette rive de la Corne d'Or. Quant aux Vénitiens, ils rompirent la fameuse chaîne qui empêchait la flotte d'entrer dans la Corne d'Or et soumirent les quelques galères byzantines qui étaient supposées défendre la ville. (1)

Lorsque ceci fut accompli, les Francs durent mettre dix jours de travail et d'effort pour assiéger la ville. En effet, pour contourner la ville et amener l'armée devant les murailles terrestres, un pont dut être construit pour passer sur une rivière qui lui bloquait la route. Ensuite, une fois installés devant la section des murs près du palais de Blachernes, les Francs se virent dans l'obligation de construire des palissades pour contrer les nombreux raids que les Grecs effectuèrent sur leur camp. Les Vénitiens, de leur côté, s'attardèrent à maintenir leur position dans la Corne d'Or et à construire des plates-formes et des estrades sur leurs galères qui serviraient à escalader les remparts maritimes de la ville. (2) Ainsi, après ce grand labeur, les croisés étaient en mesure de donner l'important assaut sur Constantinople qui viendrait le 17 juillet 1203.



Attaque des croisés sur Constantinople
(Tableau de Tintoret, Palais des Doges à Venise)

En ce jour, les Francs choisirent une section du rempart à attaquer et s'y lancèrent de toutes leurs forces. Toutefois, la Garde varègue, composée essentiellement d'Anglais et de Danois, défendirent avec succès la ville contre l'assaut. Du côté maritime, l'attaque des Vénitiens fut plus fructueuse; à l'aide des plate-formes sur leurs navires, ils réussirent à prendre vingt-cinq tours de la muraille. Alexis III, voyant ceci, décida d'envoyer une grande armée hors de la ville pour attaquer les Francs sur la plaine.



Mais ce ne fut qu'une ruse, car les Vénitiens, apprenant que les Francs étaient attaqués, abandonnèrent les tours pour leur venir en aide. L'empereur fit ensuite entrer son armée dans la ville, sans même qu'elle n'ait engagée l'armée franque, et reprit les tours de la muraille maritime. (3)

Robert de Clari, qui était sans aucun doute parmi les chevaliers qui menèrent l'assaut sur les murailles terrestres, nous relate la confusion qu'il y eut entre Vénitiens et Francs à ce moment crucial du combat. Il nous explique également comment, malgré cette ruse et cette victoire temporaire, l'empereur Alexis III décida de s'enfuir secrètement de Constantinople le soir même.


   La fuite d'Alexis III selon Robert de Clari


La ville ainsi abandonnée, les Byzantins s'empressèrent de libérer Isaac et de le remettre sur le trône. Ils avertirent ensuite les croisés de leur action. Les Francs, méfiants, envoyèrent quatre représentants pour vérifier si ceci était vrai et si Isaac serait prêt à respecter les engagements de son fils. Parmi ces délégués, nous trouvons encore une fois Geoffroi de Villehardouin, qui nous décrit la rencontre avec Isaac et l'entrée triomphante des croisés dans Constantinople:


   La rencontre entre Isaac II et les croisés selon Geoffroi de Villehardouin



Références:

(1) La grande et puissante flotte byzantine de l'époque de Manuel Comnène avait été laissée à l'abandon par ses successeurs, encore plus par Alexis III, de sorte qu'elle ne représentait qu'une infime partie de son ancienne gloire lorsque les Vénitiens pénétrèrent dans la Corne d'Or. Voir Donald E. Queller, The Fourth Crusade, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1977, p. 88.
(2) Kenneth M. Setton, A History of the Crusades, volume II. Madison / Londres, The University of Winconsin Press, 1969, p. 178-179.
(3) K. M. Setton, A History of the Crusades, p. 179.


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VI. Malentendus entre les Croisés et les Grecs




Isaac II est replacé sur le trône impérial par son fils, Alexis IV
(Bibliothèque de l'Arsenal, Paris)


Durant les mois suivants août 1203, les relations entre les croisés et les Grecs, dont les nouveaux empereurs étaient maintenant Isaac II et Alexis IV Ange, commencèrent à se détériorer. Au départ, Alexis semble avoir respecté ses engagements envers les croisés en leur versant une partie des deux cent mille marcs qu'il leur devait. Les Francs utilisèrent alors la somme pour rembourser une très grande partie de leur dette envers les Vénitiens, se libérant enfin de leurs obligations envers eux. Ensuite, Alexis pria les croisés de retarder leur voyage à Jérusalem jusqu'au printemps afin de lui laisser le temps d'amasser la balance des marcs qui leur devait. Les pèlerins acceptèrent tout naturellement, épuisés par les événements des derniers mois. Toutefois, cet arrangement provoqua certaines tensions avec les Grecs de la ville et le clergé orthodoxe, qui méprisaient la présence des Latins dans leur pays.(1) Pendant une expédition qu'Alexis fit à la poursuite de son oncle et pour soumettre les régions qui résistaient à sa succession, une émeute éclata dans Constantinople, où le quartier latin fut pillé et ses habitants furent massacrés ou chassés. De plus, dès le retour d'Alexis, celui-ci se montra plus distant envers ses protecteurs et commença même à manquer à ses devoirs envers eux.

Au mois de novembre, les croisés décidèrent d'envoyer six délégués auprès d'Alexis avec un ultimatum: qu'il respecte ses promesses envers eux, ou qu'il se prépare à la guerre. Geoffroi de Villehardouin, comme à l'habitude, participa à la rencontre avec Alexis et son père Isaac.


   L'ultimatum des croisés selon Geoffroi de Villehardouin




Les remparts terrestres Constantinople. Depuis leur construction par l'Empereur Théodose II au Ve siècle, ces murs avaient résisté aux assauts consécutifs de plusieurs ennemis de Byzance, dont les Huns, les Arabes et les Bulgares. Ils représentaient donc, pour l'armée de croisés, un obstacle considérable. Même aujourd'hui, plus de cinq cents ans après la chute de Constantinople en 1453, les fortifications demeurent toujours aussi impressionates.


Robert de Clari nous présente un récit fort semblable, mais y ajoute l'idée que l'empereur Alexis aurait été influencé par ses conseillers à ne plus tenir ses engagements envers les croisés. Bien entendu, ce que Clari nous avance n'est que de la conjecture, car il ne pouvait savoir quels événements dans l'entourage d'Alexis l'aurait porté à ne pas payer ses dettes. À moins qu'il n'ait entendu cette hypothèse des Grecs eux-mêmes, Clari nous offre dans le prochain extrait l'interprétation de l'armée sur la trahison d'Alexis: Murzuphle, celui qui renverserait plus tard Alexis, en aurait été l'auteur avec l'aide de quelques conspirateurs. Ceci enlèvait donc une partie du blâme d'Alexis, en qui les croisés avaient mis leur entière confiance, tout en calomniant Murzuphle, qui deviendrait rapidement un de leur grand ennemi.


   L'ultimatum des croisés et la trahison d'Alexis IV selon Robert de Clari


La Chronique de Morée soulève également cette idée qu'Alexis aurait été influencé par ses conseillers. Toutefois, son auteur fait l'erreur de supposer qu'Alexis aurait été l'auteur de l'émeute dans la ville, alors qu'il était parti en expédition. Il est à noter également son aversion pour les Grecs, ce qui a porté plusieurs historiens à supposer qu'il serait né en Grèce, mais serait de descendance franque.


   La trahison d'Alexis IV selon la Chronique de Morée



Références:

(1) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, Paris, Éditions Pygmalion, 1990, p. 149.


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VII. Le sac de Constantinople (avril 1204)




Ces chevaux de bronze, sculptés au IVe ou au IIIe siècle
avant J.-C., ornaient autrefois l'Hippodrome de Constantinople,
mais furent enlevés par les Vénitiens pour être
installés devant l'Église Saint-Marc à Venise.


En janvier 1204, un coup d'état vint mettre fin aux prétentions et à l'arrogance d'Alexis IV; en effet, un des hommes qu'il avait libéré de prison au moment de son couronnement, un dénommé Murzuphle, étrangla le jeune Alexis et assassina probablement son père. (1) Et comme le jeune Alexis, qui avait tenté d'incendier la flotte vénitienne après avoir rejeté l'ultimatum des croisés, Murzuphle représenta un danger pour l'armée; celui-ci fit reconstruire les remparts maritimes et déclara ouvertement, afin de gagner la faveur populaire, qu'il débarrasserait la ville des Latins.

Les croisés se trouvaient alors en une bien mauvaise situation. Murzuphle était maintenant empereur, de sorte qu'ils n'avaient aucun espoir de récupérer l'argent promis par Alexis et Isaac. De plus, ils n'avaient plus suffisamment d'argent ni de vivres pour revenir en Occident et encore moins poursuivre leur route en Orient.(2) Leur seule solution était, semble-t-il, de prendre Constantinople et d'y accaparer les richesses. Étant donné l'envergure de cette nouvelle entreprise et l'importance du butin impliqué, les Francs et les Vénitiens firent un nouvel accord sur la façon de diviser les richesses. Tout d'abord, les Vénitiens recevraient trois quart du total du butin; les Francs auraient un quart. Quant aux vivres, ils seraient divisés de façon égale entre les Vénitiens et les Francs. Enfin, Venise conserverait tous les privilèges commerciaux et religieux, de même que les propriétés dont elle avait joui dans l'Empire byzantin. Les croisés allèrent même jusqu'à déterminer la façon dont se ferait l'élection du nouvel empereur: douze électeurs, six Vénitiens et six non-Vénitiens, choisiraient l'homme le plus digne de devenir empereur. Cet homme aurait également droit à un quart de l'empire et à deux palais impériaux, celui de Blachernes et de Boucoléon ; l'autre trois quart serait divisé également entre Vénitiens et Francs.(3) De nombreuses autres clauses furent de même ajoutées au traité, celles-ci plus pointilleuses et démontrant l'intention à long terme des croisés de diviser l'Empire byzantin en fiefs.

Une fois l'accord conclu, un premier assaut fut tenté le 9 avril 1204 à l'aube sur les remparts maritimes, où les Vénitiens avaient eu le plus de succès l'année précédente. Après plusieurs heures de combat désespéré, l'attaque des croisés échoua. Un autre assaut fut alors donné le 12 avril, mais cette fois-ci avec des ponts volants sur les galères. À la fin de cette journée, les croisés avaient pris une grande partie des remparts et commençaient à pénétrer dans Constantinople. Certains Allemands de la division du marquis Boniface de Montferrat mirent alors le feu à une section de la ville afin d'éloigner les Grecs le plus loin possible et de les empêcher de faire une contre-attaque. (4)





Coupe pillée lors de la prise de Constantinople en 1204
(Église Saint-Marc, Venise)

Murzuphle, voyant l'avance des ennemis, s'enfuit de Constantinople pendant la nuit. Lorsque les croisés apprirent ceci le lendemain, ils se livrèrent à un pillage sans merci dans la ville, qui n'était désormais plus défendue. Pendant trois jours, Constantinople fut mise à sac; trésors et reliques, dont la ville avait la réputation en Occident de contenir le plus grand dépôt, furent pillés. Sans oublier la terreur et le malheur des Grecs, qui virent leurs maisons incendiées, leurs femmes et filles violées, parfois même tuées. Nicétas Choniatès, un des Grecs présent lors du saccage, nous accorde un témoignage fort bouleversant des atrocités subies par ses proches et par lui-même, alors qu'il tentait désespérément de fuir la ville.



L'extrait suivant est l'un des rares qui nous fait part de l'interprétation grecque des événements. Après tout, afin d'avoir une vision globale et détaillée du pillage de la ville, nous devons écouter non pas les paroles vainqueurs, mais des vaincus, qui y furent les réelles victimes:


   Le sac de Constantinople selon Nicétas Choniatès


Plusieurs occidentaux nous ont également fait part de la prise de Constantinople en 1204, mais nous relatent les richesses trouvées dans la ville plutôt que le malheur de ceux qui s'y trouvèrent. Geoffroi de Villehardouin, par exemple, nous décrit les gains de Boniface de Montferrat pendant la prise de la ville:


   Le sac de Constantinople selon Geoffroi de Villehardouin





Crâne de saint Jean-Baptiste, une autre des nombreuses reliques pillées par les croisés en 1204.

Gunther de Pairis, qui était un moine de l'abbaye de Pairis, nous décrit également le pillage de la ville, mais se concentre davantage sur les saintes reliques que sur les autres richesses séculaires. Comme la plupart des ecclésiastiques qui participèrent aux "vols" sacrés, l'auteur tente de justifier les actions de son abbé, Martin de Pairis; en effet, il innocente l'abbé en prétendant que les Grecs "schismatiques" n'étaient pas dignes de conserver de tels trésors. Dans l'extrait suivant, nous sommes témoins de la frénésie qui s'empara du clergé pour les reliques au moment où les autres soldats se contentaient de commettre des meurtres et de voler leurs victimes:



   Le sac de Constantinople selon Gunther de Pairis


Enfin, Robert de Clari nous raconte comment les chevaliers plus pauvres dans l'armée furent trahis par les riches lors de la prise du butin. En effet, l'entente avait été d'attendre que toutes les richesses soient réunies avant de les diviser entre Francs et Vénitiens. Toutefois, certains hauts barons et comtes commencèrent à s'accaparer du butin et parfois même à le cacher - comme il fut d'ailleurs le cas pour Martin de Pairis -, au détriment des plus pauvres qui avaient mis autant d'efforts à prendre la ville.


   Le sac de Constantinople selon Robert de Clari




Références:

(1) Kenneth M. Setton, A History of the Crusades, volume II. Madison / Londres, The University of Winconsin Press, 1969, p. 182.
(2) Jonathan Riley-Smith, Les Croisades, Paris, Éditions Pygmalion, 1990, p. 150.
(3) K. M. Setton, A History of the Crusades, p. 182-183.
(4) J. Riley-Smith, Les Croisades, p. 151.


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Marc Carrier







VIII. Index onomastique



Alexis III Ange (1153 - 1211/1212):

Empereur byzantin de 1195 à 1203. Il parvint au pouvoir en aveuglant son frère, l'empereur Isaac II. Toutefois, son neveu Alexis IV, le fils d'Isaac, vengea son père en 1203 en s'emparant de Constantinople avec l'aide des croisés. S'étant enfui de Constantinople, il fut plus tard capturé et enfermé dans un monastère pour y passer le reste de sa vie.

Alexis IV Ange (1182/1183 - 1204):

Empereur conjoint de l'Empire byzantin avec Isaac II de 1203 à 1204. Bien qu'il soit parvenu au pouvoir en déposant son oncle l'usurpateur, Alexis III, avec la collaboration des chefs de l'armée croisée, les relations avec ces derniers s'envenimèrent rapidement au cours de l'hiver 1203-1204. Ensuite, en raison de son impossibilité à satisfaire ses engagements envers les croisés et de sa perte de popularité auprès de son entourage, il fut sujet à un coup d'État organisé par la famille Doukas, notamment par Alexis V, et étranglé en prison le 28/29 janvier 1204.

Alexis V Doukas (Murzuphle):

Empereur byzantin en 1204. Son surnom, Murzuphle (Mourtzouphlos), proviendrait de ses épais sourcils qui se rejoignaient au centre. Il devint empereur en exploitant les relations tendues entre les croisés et Alexis IV, et ensuite en faisant étrangler ce dernier. Cependant, son règne fut court car il offrit aux croisés, en usurpant le pouvoir, le prétexte de prendre Constantinople. Il s'enfuit alors en Thrace, où il fut plus tard capturé et condamné à mort.

Baudouin de Flandres (1172 - 1205/1206):

Comte de Flandres et de Hainault, et ensuite empereur de l'Empire latin de Constantinople de 1204 - 1205/1206. Il joua, aux côtés de Boniface de Montferrat et d'Enrico Dandolo, un rôle décisif dans la quatrième croisade. Son élection à la tête du nouvel État latin provoqua d'ailleurs quelques rixes entre lui et Boniface de Montferrat, qui était maintenant vassal de Baudouin. Toutefois, le règne de Baudouin fut de courte durée, car il fut capturé lors d'une expédition près d'Andrinople et enfermé dans une prison, où il mourut de façon mystérieuse.

Blachernes (Palais de):

Le terme Blachernes désigne une petite étendue d'eau située au nord-ouest de Constantinople, dans la Corne d'or. Au Ve siècle, un palais y fut construit sur une hauteur surplombant la ville. Cependant, ce n'est qu'après le XIIe siècle que le palais devint la résidence officielle de l'empereur. Au moment de la prise de Constantinople par les Croisés, le palais renfermait des richesses et des splendeurs incroyables et ses fortifications étaient dites être comparables à celles d'un château.

Boniface de Montferrat (v. 1150 - 1207):

Marquis de Montferrat et roi de Thessalonique de 1204 - 1207. Il dirigea l'armée croisée jusqu'à Constantinople. Toutefois, après la prise de la ville, Baudouin de Flandres fut élu empereur à sa place et Boniface dut se contenter du royaume de Thessalonique. Il mourut lors d'une embuscade bulgare, alors qu'il tentait de maintenir son emprise sur son royaume toujours fragile.

Bosphore:

Détroit reliant la Mer Noire à la Mer de Marmara et sur lequel se trouve la cité de Constantinople. Le Bosphore contribuait à la position stratégique unique de la capitale byzantine: étant étroit, soit 660 mètres de large à son plus petit. La ville possédait un grand contrôle sur les navires qui y circulaient et était protégée davantage contre les attaques des flottes ennemies. De plus, le Bosphore constituait un pont idéal entre les continents de l'Europe et de l'Asie, plaçant Constantinople au carrefour des grandes routes commerciales.

Boucoléon (Palais de):

Palais dominant le bassin réservé à la flottille impériale, composé d'un labyrinthe complexe d'édifices et de jardins. Le palais maintint son importance jusqu'à ce que la Cour impériale se transporte au Palais de Blachernes au XIIe siècle. Le terme Boucoléon est dérivé de l'expression "Bouche de lion", attribué par les voyageurs français impressionnés par les énormes statues de lions qui ornaient le palais.

Choniatès, Nicétas (1155/1157 - 1217):

Historien, théologien et administrateur byzantin. Auteur d'une Histoire des Comnènes, il nous offre une version du sac de Constantinople par les Croisés en 1204, mais du point de vue des vaincus. Ses écrits sont donc d'une importance capitale pour la compréhension de la quatrième croisade, car elles complètent les sources occidentales sur l'événement et soulignent l'angoisse ressentie par les Byzantins au moment où les Francs pillaient leur ville.

Clari, Robert de (v. 1170 - v. 1216):

Chevalier originaire de Picardie. Il participa, comme simple soldat, à la quatrième croisade et rédigea dès son retour un récit sur l'expédition intitulé De ceux qui conquirent Constantinople. Son récit demeure aujourd'hui d'une grande importance, car il présente, contrairement à Villehardouin, l'attaque sur Constantinople à travers les yeux des "petits" de l'armée, c'est-à-dire les soldats.

Constantinople:

Capitale de l'Empire byzantin. Autrefois une colonie grecque nommée Byzance, la ville gagna véritablement de l'importance lorsqu'elle fut nommée capitale de l'Empire romain d'Orient par l'Empereur Constantin en 330. Située sur le Bosphore à un endroit fort stratégique pour le commerce, Constantinople bénéficia pendant la majeur partie du Moyen Âge d'une grande prospérité. De plus, son emplacement lui assura une protection contre les nombreuses attaques des ennemis de l'Empire, qu'ils soient Huns, Bulgares ou Musulmans. Sauf pour la prise de 1204, les énormes murs de Constantinople demeurèrent inviolés jusqu'en 1453, date où les Turcs s'emparèrent de la ville et du même coup de l'Empire byzantin.

Corfou (Kerkyra):

Île de la mer Ionienne, offrant un point d'arrêt important pour les voyageurs entre Constantinople et l'Occident. De ce fait, il fut primordial aux Croisés et aux Vénitiens de saisir l'île byzantine lors de leur long périple vers Constantinople.

Corne d'or:

Bras de mer pénétrant dans les terres du côté européen du Bosphore. Constantinople fut fondée sur une masse terrestre triangulaire formée par la Corne d'or et celle-ci favorisa la ville de plusieurs façons. En plus de servir de port naturel aux navires, les Byzantins l'utilisèrent pour défendre leur ville, notamment en la barrant à l'aide d'une énorme chaîne soutenue par des bouées. Ainsi, il était impossible pour une flotte ennemie d'y pénétrer et d'attaquer le flanc maritime nord de la ville.

Dandolo, Enrico (v. 1107 - 1205):

Doge de Venise de 1192 à 1205. Il participa à la quatrième croisade en organisant la flotte vénitienne qui transporta l'armée croisée et en accompagnant cette dernière jusqu'à Constantinople. Bien qu'à un âge très avancé, il figura dans plusieurs des grands événements de l'expédition, enflammé par une haine des Grecs qui, selon certaines légendes, serait due à son aveuglement par un empereur byzantin quelques années plus tôt. Il mourut de causes naturelles peu de temps après la prise de 1204 et fut enterré dans l'Église Sainte-Sophie.

Galata (Tour de):

Établissement sur la rive nord de la Corne d'or, surplombé par une imposante tour. Celle-ci servait d'encrage pour l'énorme chaîne qui rejoignait Constantinople et qui refermait la Corne d'or contre les attaques ennemies. La Tour de Galata possédait donc une valeur stratégique: qui contrôlait la tour contrôlait nécessairement la Corne d'or.

Gunther de Pairis (v. 1150 - 1208/1210):

Poète, historien et théologien latin, originaire de Pairis en Alsace. Dans son Historia Constantinopolitana, Gunther nous décrit le pillage de la Constantinople en 1204 et nous offre une liste des innombrables merveilles et reliques qui y furent découvertes par Martin, son abbé.

Innocent III (1160/1161 - 1216):

Pape de 1198 à 1216. Il ordonna, dès sa nomination, l'organisation d'une quatrième croisade afin de délivrer la sainte ville de Jérusalem des mains des Infidèles. Toutefois, l'expédition échappa rapidement à son contrôle, ce qui eut pour résultat la déviation de l'armée vers Constantinople. Les historiens aujourd'hui demeurent incertains des véritables motifs d'Innocent: aurait-il pu empêcher l'attaque sur Constantinople ou la souhaitait-il? Quoi qu'il en soit, l'Église de Rome en bénéficia grandement.

Isaac II Ange (v. 1156 - 1204):

Empereur de Byzance de 1185 à 1195, et partagea ensuite l'Empire avec son fils Alexis IV de 1203 à 1204. Il atteignit le pouvoir d'Adronic I par usurpation et le perdit de la même façon lorsque son frère, Alexis III, le fit aveugler et emprisonner. Les Croisés utilisèrent le prétexte de la trahison d'Alexis III pour reprendre Constantinople au nom d'Alexis IV en 1203. Ce n'est qu'à ce moment qu'Isaac redevint co-empereur avec son fils, mais de façon figurative car c'est ce dernier qui prit en main l'administration de l'empire. Ce sont d'ailleurs les erreurs d'Alexis IV qui permirent à Alexis V, surnommé Murzuphle, d'usurper de nouveau le pouvoir. Isaac mourut peu de temps après.

Jérusalem:

Ville de la Terre Sainte, également nommée Saint-Sépulcre, puisqu'elle referme le "tombeau" de Jésus Christ. Le but premier de la quatrième croisade était de délivrer cette ville des mains des Musulmans, car celle-ci possédait une grande valeur spirituelle aux yeux des Chrétiens. Des centaines de pèlerinages y étaient en effet effectués à chaque année par des Chrétiens. Toutefois, Jérusalem ne fut jamais reprise par les chevaliers de la quatrième croisade; pour cela, il fallut attendre la sixième croisade.

Morée (Auteur anonyme de la Chronique de)

Nom attribué au Péloponnèse, la péninsule principale de la Grèce, après la quatrième croisade. La Chronique de Morée, dont l'auteur demeure anonyme, aurait été rédigée entre 1324 et 1328. Bien que fortement critiquée pour ses inexactitudes et son caractère souvent légendaire, la chronique nous offre tout de même une nouvelle perspective sur l'histoire de la quatrième croisade, la vision du XIVe siècle, de même qu'une description fort détaillée de l'installation des Francs dans le Péloponnèse.

Philippe de Souabe (1178-1208):

Roi d'Allemagne de 1198 à 1208. Son rôle dans la quatrième croisade est minime, si ce n'est qu'il hébergea son neveu, Alexis IV (Philippe avait épousé Irène, la soeur de l'Empereur Isaac II), suite à l'usurpation d'Alexis III. Il négocia très probablement avec Boniface de Montferrat, le dirigeant de la quatrième croisade, pour que l'expédition soit dirigée contre Constantinople et à l'avantage de son neveu.

Église Sainte-Sophie de Constantinople:

Église principale de Constantinople, construite par Justinien entre 532 et 537. Merveille du Moyen Âge, caractérisée par des voûtes, coupoles et une clarté typique de l'architecture byzantine. Ses richesses furent la proie des croisés, qui pillèrent l'église en 1204. Jusqu'à la construction de la Basilique Saint-Pierre de Rome, Sainte-Sophie possédait la plus vaste coupole suspendue dans le monde médiéval.

Saladin ou Salah al-Dîn Yusuf ibn Aiyub (1138 - 1193):

Premier sultan ayyubide, contrôlant notamment l'Égypte, Damas et Alep. Redouté par les Croisés en raison de son obstination à reprendre les terres conquises par les Chrétiens, Saladin parvint à reconquérir la ville de Jérusalem en 1187. Bien qu'une paix de compromis ait été signée entre Saladin et les États latins en 1192, la perte de Jérusalem porta Innocent III à déclarer la quatrième croisade, six années plus tard.

Thibaut de Champagne:

Comte de Champagne et dirigeant initial de la quatrième croisade, bien qu'il demeure incertain si celui-ci détenait cette charge de façon officielle ou non. Toutefois, Thibaut décéda en 1201 avant même le départ de l'expédition. Boniface de Montferrat fut par la suite élu dirigeant à sa place.

Varègue (Garde):

Garde personnelle de l'Empereur byzantin. Le terme varègue était attribué aux Peuples nordiques (entre autre les Vikings, mais également des Anglais et des Danois) qui composaient cette garde d'élite. Dès le XIe siècle et pendant près de deux siècles, la Garde varègue joua un rôle décisif dans l'histoire byzantine et était reconnue pour sa valeur au combat et sa loyauté face à l'empereur.

Venise:

Port italien situé dans le nord de la mer Adriatique, contrôlant une partie importante du commerce méditerranéen. Suite à plusieurs disputes avec l'Empire byzantin pour des raisons commerciales, dont l'expulsion des marchands vénitiens de Constantinople en 1171, les relations se dégradèrent au point où le doge Enrico Dandolo détourna la quatrième croisade vers Constantinople. Après 1204, Venise atteignit son apogée.

Villehardouin, Geoffroi de (v. 1150 - 1212/1218):

Maréchal de Champagne et historien français de la quatrième croisade. En raison de son rôle auprès des dirigeants de l'expédition et dans la conquête de Constantinople en 1204, Villehardouin nous offre un témoignage important des événements clés de la croisade. Bien que son récit présente un point de vue uniquement français et que certains aient accusé l'auteur de trop souvent chercher à justifier les actions des croisés, il demeure le plus sûr et le plus cohérent quant à la chronologie des faits et à l'exactitude de ses descriptions.

Zara (ou Zadar):

Port de la Dalmatie, sur la mer Adriatique. Dès 1186, Zara échappa au contrôle de Venise et tomba sous la domination du roi de Hongrie, Béla III. Lorsque les habitants de la ville refusèrent de reconnaître la suprématie du commerce vénitien, Enrico Dandolo persuada les dirigeants de la quatrième croisade de soumettre la ville en 1202.


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IX. Bibliographie



Sources et documents utilisés:


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BUCHON, J.-A.-C. Chroniques étrangères relatives aux expéditions françaises pendant le XIIIe siècle. Paris, Paul Daffis (libraire-éditeur), 1875, 802 p.

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DELORT, Robert. Les Croisades. S.l.d, Éditions du Seuil, 1988, 282 p.

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OSTROGORSKY, Georges. History of the Byzantine State. New Brunswick, Rutgers University Press, 1957, 548 p.

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VILLEHARDOUIN, Geoffroi de. Histoire de la conquête de Constantinople. Paris, Librairie Hachette et cie, 1870, 287 p.

VILLEHARDOUIN, G. de. et CLARI, R. de. Ceux qui conquirent Constantinople. Paris, Union générale d'éditions, 1966, 316 p.

VILLEHARDOUIN, G. de. et CLARI, R. de. Histoire de la conquête de Constantinople. Paris, Librairie Jules Tallandier, 1981, 270 p.

WALTER, Gérard. La conquête de la Terre Sainte par les Croisés. Paris, Éditions Albin Michel, 1973, 496 p.


Documents supplémentaires à consulter pour approfondir le sujet:


BRAND, Charles M. "A Byzantine Plan for the Fourth Crusade", Speculum, vol. XLIII, #3, juillet 1968, p. 462-475.

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DAWKINS, R. M. "The Later History of the Varangian Guard: Some Notes", Journal of Roman Studies, vol. XXXVII, 1947, p. 39-46.

FARAL, Edmond, "Geoffroy de Villehardouin: la question de sa sincérité", Revue historique, 1936, p. 530-582.

FROLOW, A. "La déviation de la quatrième croisade vers Constantinople: problème d'histoire et de doctrine", Revue de l'histoire des religions, CXLV, 1954, p. 168-187.

FROLOW, A. "La déviation de la quatrième croisade vers Constantinople: problème d'histoire et de doctrine (suite)", Revue de l'histoire des religions, CXLVI, 1954, p. 87-89.

FROLOW, A. "La déviation de la quatrième croisade vers Constantinople: problème d'histoire et de doctrine (suite)", Revue de l'histoire des religions, CXLVI, 1954, p. 194-219.

FROLOW, A. "La déviation de la quatrième croisade vers Constantinople. Note additionnelle: la Croisade et les guerres persanes d'Héraclius", Revue de l'histoire des religions, CXLVII, 1954, p. 50-61.

GRÉGOIRE, Henri, "The Question of the Diversion of the Fourth Crusade, or An Old Controversy Solved by a Latin Adverb", Byzantion, vol. XV, 1940-1941, #15, p. 158-166.

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Marc Carrier

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